LA BARRE A FRANCHIR ...
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Phare de Gombé 1973-1974 Gabon
Soudain, la seule ancre de la pirogue se tendit. La pirogue évita puis tira sur son amarre vers le large. C'était le dernier lien phosphorescent et lumineux qui plongeait vers le fond et qui nous retenait aux regards de la terre lointaine, vibrant à se rompre. Oblique, il nous raccrochait encore à ces rochers engloutis et s'effilochait en poussières de vies marines, consacrant une eau translucide, limpide même dans la nuit. Un vent frais et humide, empli de toutes les effluves de la terre africaine mouillée nous submergea sous une pèlerine d’étoiles terriblement distinctes. Des bouffées moites et froides mêlées couraient sur la mer en tourbillonnant. Un grondement sourd s’éleva au-dessus de la forêt vierge et ricocha sur la mer puis l'envahit. Les premiers éclairs de la tempête équatoriale déchirèrent un ciel plus sombre et plus opaque, à l’image de nos angoisses et de nos craintes d'adolescents.
Je savais que notre ancre de fortune, une vieille corde au bout de laquelle nous avions emprisonné une lourde pierre, et qui reposait par plus de cinquante mètres de fond, devenait un sursis, un défi à la survie au milieu de l’Océan, là où la zone de convergence intertropicale tente de réconcilier les hémisphères climatiques sur une ligne de fronts toujours menaçants, là où les jours rivalisent de durée avec les nuits donnant au temps ses caprices languissants et ses méandres énigmatiques, presque monotones.
La mer renversa et la longue houle de l’Atlantique qui berçait quelques minutes auparavant notre liberté cosmique se fît menaçante et contraire, rebelle. Elle se hérissa, soulevant à l’inverse de l’onde majestueuse et déterminée de la pleine mer les premiers embruns. Visions fantomatiques, elfes furtifs et prémonitions accablantes dans la nuit que nous fondions jusqu’au bout de nos folies.
La lune courait dans le ciel, éclairant par intermittence et en maints endroits un liseret de côte en sursis, la masse informe de la forêt, vague déferlante d'arbres immobile au-dessus des flots. Je grillai, un crin entre les doigts, une Brazza bleue du coin des lèvres, tirée d’un paquet de cigarettes humide et froissé, un mégot sauvé des eaux. Une lampe tempête achevait de brûler un ersatz de chanvre. Le petit fanal se balançait à l'étrave et dispersait ses lueurs dérisoire vers la voûte céleste, derrière un rideau de fumée ou l'étoffe éphémère d’un plaisir rare.
Les lignes de pêches finirent par s’accrocher, l’une d’entre-elles attira un squale, qui, pris par la lèvre, se laissa remonter jusqu’aux bordées de la pirogue. Dans la pénombre et les éclats furtifs de la Lune, il sentit le danger et d’une ondulation déterminée, leste, de tout son corps, il se libéra du filin et de l’hameçon sous nos yeux défaits et nos visages hâves. Nous étions là pour pêcher la daurade rose, abondante et en migration.
La fatigue se faisait sentir, nous mouillions au-dessus du plateau rocheux depuis le début de l’après-midi. La nuit, amplement consommée nous rappelait par intermittences au doux sommeil et au confort du bord de mer, de la tente que nous avions établie à plus d’une heure de traversée sur la grève et en lieux sûrs.
Le fond de l’embarcation maintenait une quantité d’eau poissonneuse et gluante qui roulait et tanguait au diapason des vagues, libérant des odeurs renversantes de mélange d’essence et de poissons.
Il fallut tout rentrer, s’assurer du démarrage du vieux moteur marin et fixer ce qui pouvait l’être, y compris les pagaies ; elles auraient été ben inutiles en cas de panne, pris dans la tourmente et les vents furieux de l’orage.
Les premières gouttes d’eau se firent sentir, fraîches, acres, en même temps que roulait, venant de la côte, un bruit emplissant notre monde, bousculant nos limites, forçant notre témérité et nos audaces.
Le moteur toussa puis s’emballa, je m’occupais à lutter contre le fort courant et la dérive de l’embarcation en remontant l’ancre à grandes brassées, les pieds bien calés au fond et contre les bords de la pirogue, puis nous mimes le Cap vers la Pointe Pongara. Il nous fallait nous rapprocher de la côte et diminuer ainsi l’emprise du vent. Il faisait nuit noire, mon ami avait ses repères qu’il retrouvait à chaque éclair mais il demeurait silencieux comme la peur. Il y avait entre nous, la perspective terrifiante de passer la barre dans le mauvais sens, contre le jusant et le retrait, le reflux tumultueux des eaux de l’estuaire, par fort coefficient de marée.
La pirogue filait ses huit nœuds dans une mer hachée et clapoteuse, nous embarquions de bons paquets de mer et le brise-lame à l’avant s’avérait utile malgré les vagues courtes, les bourrasques traversières qui soufflaient de la terre.
Une heure de navigation faite d’appréhensions, d’interrogations entendues et partagées dans le silence de la mer et le chaos du ciel. Des minutes de doute au bord de la conscience, déjà loin de la vie, où tous les indices comptent afin de s’y raccrocher, s’éclairent et se révèlent, éloquents et signifiants au point de décréter de manière irréfragable la vérité de la mer, de lui donner enfin un sens. Nous n’invoquions personne qui pût nous aider et nous venir en aide de quelque manière qu’il soit. Nous étions deux, l’avant de la pirogue et le tableau arrière était déjà une distance quasiment infranchissable entre nous. Un espace que seules les pensées osaient traverser encore pour rejoindre ensemble l’espoir de caresser enfin le rivage.
Éclairs, foudre, tonnerre, rafales étaient au menu d’une nuit sous l'Équateur ; nous ne l’avions pas prévue malgré nos dispositions entraînées à demeurer à l’écoute et à l’affût des signes du ciel.
Nous étions trempés, refroidis par le vent. La faim et l’épuisement guidaient et trompaient maintenant notre vigilance et toute velléité de plaisanteries.
Vînt le moment de vérité à l’approche du heurt frontal de la mer et du fleuve, de cet endroit redouté des pêcheurs qui composent avec les flux et les courants sans jamais les défier. Un bruit de chute l'emporta sur l’orage et la dépression équatoriale qui prenait peu à peu le large, s'en allait vers l’Ouest. Un roulement de tambour incessant scandait le courroux des cieux au-dessus de la canopée. J'évoquais, mélancolique, les réminiscences ancestrales de la forêt vierge, délivrant entre les eaux de la mer et du ciel, les tourments et les affres endurés de ces contrées Africaines perdues et habitées jadis de fascinantes peuplades. Mystérieuses cavalcades dans le passé ou épreuves redoutables à mener contre les éléments : le règne de l’eau et de ses lois physiques incontournables allaient en décider ; nous n' étions qu’un fétu de paille à la dérive de la nuit, de la fatalité et d’un cauchemar.
Les éclairs continuaient d’illuminer le ciel et ses énormes nuages élevés en colonnes. Nous pouvions maintenant découvrir avec stupeur le conflit des lames lancées contre le courant de la marée descendante. Les flots chaotiques entourèrent notre pirogue, dépassant allègrement une taille d’homme. Saisissante vision nocturne des courants de l’estuaire allant défier la longue houle de l’ Atlantique, impétueux comme un torrent. Je me sentis soulevé par une force inconnue, puissante, incontrôlable tandis que le moteur s’emballait et dressait l’étrave du frêle esquif, guidant notre salut au milieu des flots déchaînés. Le vieux moteur, révisé par les soins de mon ami vrombissait dans la nuit et délivrait ses dix-huit chevaux marins. Parfois, nous bondissions d’une crête à l’autre, franchissant un gouffre noir. L'hélice sortait de l'eau, s'affolait en hurlant et fendait la nuit d'une plainte stridente, exacerbant notre vigilance. La chute de l’un d’entre-nous aurait entraîné notre perdition, sans aucune chance de survie. Nous le savions et seule la crispation de nos doigts cramponnés aux francs-bords, et les traits tirés de nos visages trahissaient une peur incontrôlable.
L’enfer de la barre dura dix minutes, un temps interminable, une vie de souvenirs, un instant assailli de tous les possibles et de tant d’attaches déjà rompues, vaincues.
Nous savions que sitôt virée la Pointe, nous laisserions l’océan et que nous retrouverions la franchise du courant, le cours du fleuve, fût-il fort, et que nous pourrions alors lutter à armes égales avant de revenir par tribord vers le bras de mangrove pour nous abriter enfin, hâler la pirogue sur le sable et retrouver notre campement de fortune, de quoi se restaurer…
A tout moment, nous risquions d’être renversés par une lame plus haute que les autres, une descente hasardeuse dans un creux plus profond et abrupt, par une faute de trajectoire ou un excès de vitesse conduisant à une erreur d’assiette... la nuit et l’orage distribuaient quelques bonnes cartes, nous accordaient des hasards de lumières et tout en nous signait une quête d’indices, d’issues favorables, d’informations à la hauteur de l’aventure que nous courions, que nous risquions, abandonnés des hommes, malmenés aux livrées de l’obscurité et des abysses indomptables.
Jamais je n’oublierai cette hypothèse, cette parenthèse de notre vie qui bouscula, retiré de tout, le cours de mes jours à venir.
Revenu à l’abri d’un simple double-toit, à même le sable et au milieu d'une multitude de crabes voraces, affrontant un dernier châtiment, je m'allongeai sous notre tente, transi de froid. Je me recouvrais, je me recroquevillais et m’enroulais autour d’une vieille moustiquaire pleine de gros trous en guise de couverture, subissant l’assaut de moustiques terribles et entamant une crise de paludisme avec ses tremblements et ses fièvres délirantes.
La vie m’enseignait profondément le chemin que je tentais de tracer à l’orée de la maturité. Les sillons de nos jours font les années dans le grand fleuve de l’âge qui rejoint la mer. Ils n’ont pas d’ordre, ils ne sont, ni immuables ni déterminés. Les grains que l’existence continue de semer ont un sens multiple et ils croissent, intemporels, jalonnant l'éclosion des saisons et de leurs bouquets d'années. Ils convergent vers le même point, vers la connaissance et la compréhension du monde et des hommes, vers l’universel et toutes les époques réunies.
Il est des leçons à recevoir de la nature, de la mer et des vents, de ses colères, de sa prodigalité aussi, là où chaque événement s’érige en un moment de vérité dans le temple de la vie et du court séjour sur terre.
J’avais seize ans, mes parents n’en savaient rien ; je fuguais, exécrant la contrainte et les bancs de l’école. Je découvrais un Peuple et ses enfants, un art de vivre et ses largesses, sa Culture et la diversité immense de ses richesses. Cette pirogue en bois d’Okoumé nous ouvrait le monde comme on ouvre un fruit, pour étancher nos soifs de découverte. Et quand au bout des milles, loin des villes, nous partagions un poulet au Nyembwé, des crevettes missalas marinées aux épices au milieu des villageois et des pêcheurs, dans la nuit équatoriale, il nous semblait avoir parcouru une tranche nécessaire et providentielle du voyage de l’homme, quelque part lâché dans l’éternité qui nous habite un si court instant, qui semble nous appartenir, vers laquelle nous nous rendons.
C-G C
2ème Ecriture le 21.12.2011
Pointe Pongara, Gabon, 1973-1974
GABON, 1970/1974