LA SABLIERE...
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Papa avait été très tôt sensibilisé à la pêche à la ligne, au moulinet et de nuit sur les plages et les rivages interminables du Maroc. Il passa dans ce merveilleux Pays ses 35 premières années, avant de voyager et de rejoindre un jour le Gabon, l'Afrique Noire et ses forêts luxuriantes. Les difficultés liées à plusieurs déménagements lourds, encombrants, avaient eu raison de ses cannes; seuls deux moulinets, confiés par son ami, constituaient son attirail précieux. J'ai toujours connu Papa, très bricoleur, ingénieux, ne rechignant jamais sur quelques travaux manuels, surtout ceux qui lui permettaient de raviver avec fierté et assurance de solides expériences passées.
De mon côté, j'avais déjà exploré et mesuré les potentialités des côtes équatoriales, aux poissons étonnants de taille et de diversité. Je pêchais avec les Africains, ils possédaient un sens aigu et très opportun des lieux, de la marée, des courants et des fonds. Les Gabonais, œuvraient sans cannes, juste avec du crin de nylon, souvent très gros, avec en guise de bout de ligne, de la corde à piano, quasiment impossible à sectionner.
Je poursuivais mon apprentissage, cumulais mes erreurs, en tirais partis et profits tout en relatant à Papa ces aventures hors du commun que nous partagions entre jeunes amis le long de la côte, tout en confrontant nos techniques de pêche à la ligne ou à la cuiller.
Je me rappelle de ces matins, où avant d'aller travailler, en prenant son café, Papa découvrait dans le réfrigérateur, un Rouge, un Bar ou une Bécune, spécimen imposant et tout replié, pêché la nuit en pirogue par un fils frondeur et fugueur. La stupéfaction l'emportait sur la colère, il y avait un Bac à préparer et non à remplir, sans aucune Option pêche à la ligne au programme!
Si bien qu'un jour, il se décida à confectionner deux cannes à pêche en bambous du pays. Rivalités de pêcheurs ou défis implicites de père à fils, je ne le sus jamais. Il s'agissait surement de partager aux confins de la brousse un moment de nature authentique, de dépaysement total que rien ne peut remplacer...
Nous allâmes vers le Cap Estérias chercher de très beaux échantillons de ce précieux végétal. Papa les choisit bien verts, avec une expérience que je ne lui connaissais pas, en testa le nerf autour d'un geste bien enveloppé de lancer. Une semaine s'écoula, je vis mûrir ce projet auquel il y ajoutait de menus matériels, du fil "dacron", des anneaux de différentes tailles. Les longs bambous séchaient au soleil pesant de l'Équateur, je voyais déjà nos parties de pêche dans les rouleaux, celles dont il gardait les secrets. L'océan lui était familier, rien ne l'aurait étonné, il évoluait en terrain connu.
C'est ainsi que ces cannes virent le jour, faites entièrement à la main, prêtes à servir, équipées de bons vieux moulinets, soigneusement graissés et comblés de fil neuf. Elles trouvèrent leur place sur la galerie de la vieille 403 qui nous avait suivie depuis la Tunisie. Un dimanche, après avoir été cherché un bon kilogramme d'aloses au marché de Lalala, nous décidâmes de rejoindre la Sablière, d'allier la vie sauvage à l'ingéniosité le long d'une plage austère, bordée de végétation tombée dans la mer.
L'océan houleux se balançait au bout de chaque onde sur la grève, chassant dans un mouvement chorégraphique d'ensemble, une multitude de crabes des sables très curieux. le ciel matinal se confondait avec les flots opaques d'une mer d'estuaire. La marée haute léchait les innombrables billes de bois de toutes les couleurs charriées par le Kango, échouées et ensablées au pied des cocotiers et des badamiers. Elle en soulevait parfois quelques unes pour les rabattre violemment dans un tremblement et un grondement sourd et lourd.
Sous cette luxuriante végétation, la mer musicale composait avec les oiseaux et des singes furtifs d'étranges mélopées. des sons et des échos orchestraient ces ambiances tropicales aussi dépaysantes qu'angoissantes. Des abris rudimentaires réalisés en bois flottés et aux toits de tôles meublaient pauvrement ces kilomètres de côtes et de rivages vierges, jusqu'au cap Santa Clara et Estérias.
Cette randonnée littorale étaient propice, selon les saisons et les lunaisons à la pêche à la carangue, à la bonite et au maquereau, pêche réalisée au moulinet et au leurre lancé derrière la dernière vague et ramené au moulinet.
Cette plage était dangereuse. Au fond brutal et aux forts courants s'ajoutait la longue houle venue du Sud qui venait s'abattre bruyamment sur les pentes sableuses et qui se retirait, avide et gourmande, dans un bruissement assourdissant qui portait très loin dans la forêt.
Les cannes étaient montées en bas de ligne renforcés, on nous avait signalé des fortunes de pêche en ces lieux délaissés et abandonnés. Je laissais papa s'occuper de ses montages, de ses appâts et du lancer. De mon côté, je m'affairais respectant scrupuleusement les usages locaux et les conseils des pêcheurs, des anciens.
Une fois mouillé, le fil surplombait les lames et les cannes rivalisaient de hauteur avec toutes sortes de lianes et de branches qui fusaient vers le sol. Le frein des moulinets était déverrouillé avec soins, chaque canne inclinée s'appuyait sur un porte canne profondément enfoncé dans le sable.
Un moment rare de temps suspendu, fébrile. L'incertitude et l'imprévu règnent dans le ressac et l'assaut des flots glauques, dans la moiteur et la grisaille africaine, au bout du monde.
Une cigarette partagée, un bout de pain et un morceau de fromage sortis du havresac, fendus à la main en deux et c'est l'océan qui s'ouvrait à nos pieds, un horizon de rêves et de voyages, d'étonnements chamboulés au gré de la liberté. Je voyais Papa qui à chaque lancer, se projetait vers les vagues des grandes plages marocaines. Il n'était plus dans le souvenir, il revivait dans l'instant, empli d'impatiences en devenir et très agité...
Il ne s'agissait pas de quérir le trophée mais d'avantage de ramener un poisson, à préparer à la maison selon les recettes du pays.
Je ne pêchais pas à la ligne mais juste avec un solide crin de nylon, monté avec un trident sur corde à piano. Pour lancer, je réalisais un mouvement de moulinet avec tout le bras et lançais en fronde mon appât correctement lesté.
Quelle ne fût pas la stupéfaction de Papa quand il me vît envoyer si loin ma ligne, à la main et sans canne. Il restai coi, admiratif pendant que je disposais un témoin visuel de touche bien en contre-haut.
A SUIVRE