LE PÊCHEUR A L'EPERVIER...
Découvrez la playlist New playlist avec Geoffrey Oryema
L' épervier tout percé, qui n'a plus pêché depuis 1974
La nuit était très étoilée. Une multitude d'éclats scintillait dans le ciel et qui la rendait encore plus profonde, plus noire, tellment lointaine. Le Kango roulait silencieusement ses eaux limoneuses au jusant vers l’Atlantique et charriait des billots de bois exotiques arrachés à la forêt vierge par les exploitants en amonts des grands fleuves. Les troncs démesurés avaient rompu leurs amarres de chaînes et se détachaient des immenses radeaux que les eaux massives aidaient à acheminer vers les ports de l’estuaire. Ils étaient livrés aux commerces vers l'Europe, partout dans le monde.
Par moments, toujours surpris, de notre pirogue, nous voyions surgir dans l’obscurité ces mastodontes à fleur d'eau ; ils passaient si près de la berge, inertes ; arbres déjà morts mais rebelles, refusant le diktat des scieries industrielles et leur ayant préféré un échouage sur les rivages sauvages du Gabon, à l’orée de la forêt primaire. Ces grumes comme on les appelle dans le jargon professionnel jonchaient à perte de vues les plages de sable de ce pays magnifique, reposaient sous les cocotiers, les badamiers et autres filaos qui poussaient en bord de mer. Ils peuplaient la grève, se déplaçaient comme une flottille en marche par forte marée puis s'échouaient ailleurs, après avoir été emportés par les déferlantes, les crues des grands fleuves. Ils constituaient pour la navigation de sérieux dangers. Nous en tenions toujours compte lors de nos traversées diurnes ou nocturnes de l’Estuaire pour atteindre la Pointe Denis, Pongara ou le phare Gombé plus au Sud, en Atlantique.
De si beaux tableaux aux scènes inoubliables défilent aujourd'hui devant mes yeux. Avec eux, me reviennent nos actes de bravoure ou de témérité à relativiser, certes, mais à plusieurs égards inconsidérés, à la limite de l'inconscience ; ils ont marqué mon adolescence. Je les sais encore vivants autour de ces billes de bois, à l'ombre des arbres majestueux qui bordent les plages ou bien encore le long de ces rivages abandonnés à la mer, à cette frange infinie et solitaire de la côte occidentale de l’Afrique Noire, sous l'Equateur géographique.
Les cris énigmatiques des oiseaux et des singes évoluant dans la canopée, le barrissement des éléphants à la nuit tombée, les longues houles arrivées de l’Hémisphère Sud brassant violemment le sable, ces orages équatoriaux soudains et si violents qui nous surprenaient en mer, tous les faits de pêche des autochtones animant et tissant la vie de ces petits villages resserrés de huttes, de cases en planches et aux toits de tôles ondulées, les longues sennes et les éperviers à sécher, déployés au soleil lourd de midi, les pirogues multicolores larges et galbées, hissées précautionneusement en lisière de forêt et qui attendaient sur leurs petits rondins de bois, prêtes à repartir, ces interminables pistes et chemins de latérite encaissés qui sillonnaient la forêt épaisse, tout cela conférait à nos aventures, à nos élans incontournables, irrépressibles, emplis de curiosités, ces parfums de découverte, d’unicité, de révélation.
Nous nous faisions alors tout petits, humbles et plus que courtois avec la population locale, partageant en de rares occasions quelques moments de vérité au bord de l’eau, en pirogue ou sur les dunes immaculées de sable blanc. Là, nous attendions le ban providentiel de poissons, quelques appâts, de quoi préparer un maigre souper de fortune.
Je me souviens de ce matin lumineux, de cet homme campé au sommet d’un croissant de sable modelé par les vents, le regard perçant tourné vers le flot et la vague qui déroulait claire comme de l’eau de roche. Je m’asseyais à côté de lui, sans rien oser, en silence. J’observais discrètement ce colosse aux bras puissants. Vêtu d'un pantalon d'étoffe bleue rapiécé, à la toile très épaisse, pieds et torse nus ; je ne parvenais pas à lui donner un âge... Il tenait son épervier enroulé dans sa large main, laissant pendre jusqu'au sable de longs pans de mailles plissées, prêt au lancer ; un brin de cordage entre les dents et deux plombs repliés lui donnaient cet air grave et impassible de marin tout en scrutant, en interrogeant la mer.
Ce filet arborait plus de cinq mètres de rayon. Alourdi à sa base par une chaîne de petits plombs aplatis puis roulés autour de la drisse ; ainsi il formait un cercle de dix mètres de diamètre voire davantage. Quelle fière allure avait ce pêcheur se tenant immobile et debout dans le soleil, avec son ombre décuplée portée sur le sable, gardant cette posture imposante et sûre, attendant le passage obligé du banc de mulets qui nourriraient toute la famille et qui sait, une partie de la petite communauté de pêcheurs.
Je respirais, parvenue jusqu’en bord de mer, la fumée des feux de bois qui brûlaient, se consumaient en s'échappant des tonneaux de fer rouillés, sortes de fours champêtres destinés à fumer lentement le poisson pendant de longues heures. Nous attendions sur le sable, placides et silencieux, bercés par le chant des vagues, offrant notre dos aux rayons redoutés du soleil africain. En cette saison, ils enflammaient le dénouement de chaque jour arraché à la subsistance.
Vînt l’instant tant attendu, éblouissant d'éclairs d’argent le chœur mélodieux d'une vague verte et translucide ; vers la gauche, la tête du banc de mulets remontait le flot ; à droite, la fin dispersée de l'essaim impressionnait par son envergure. Le soleil levant traversait la vague où chaque poisson offrait aux rais du soleil sa robe d’écailles, illuminait la mer foisonnante et généreuse.
Alors, le pêcheur, d’un revers de main bascula son épervier sur la gauche et se mit à courir, à dévaler la dune. Sur ses derniers appuis qu'il ancra profondément dans le sable mouillé, il arma en deux temps son épervier et en un mouvement coulé, superbe et ample, le lança. Il imprima au filet l’orbe final, cette trajectoire fatale qui le projeta si haut dans les airs que je le vis planer, éployé comme une raie géante. Il s’abattit sur l’eau dans un bruissement de feuilles sèches, de pluie de sable pétillante. Il s’immobilisa très vite sur le banc de sable, à faible profondeur.
Geste séculaire et précis à l'encontre des éclaireurs du banc, des guides vaincus du flot de poissons... balancements immuables de la pensée commuée en un ultime mouvement parfait. Le rythme, les repères et le déroulement de la prise ont été convenus de si longue date ; la survie, en cette acte solennel, usuelle, presque cultuelle est toujours aussi gratifiante pour l’homme qui maintenant me sourit de tout un visage buriné, aux dents étincelantes de blancheur : le sourire généreux que rien ne retient, lumineux comme un banc de passage venu chanter la migration féconde et miraculeuse des flots, de la mer nourricière. Je le regardais intensément puiser ses forces dans l'océan, s'abreuver au rituel de la marée et des fonds.
Une à une, les petites mailles calibrées de l’épervier piégeaient ses pauvres victimes. Affolement et panique dans la cage mouvante, joie rassurée pour un pêcheur parvenu au bout de l'attente et dont l’épouse espérait le butin pour ravir les enfants de succulentes recettes locales épicées. Dans les touffeurs de l’équateur, là-bas, près de la mangrove et devant l’Atlantique, se jouait chaque jour le dilemme de l‘existence, le combat pour la vie, prodigue et cruel à la fois dans la grande partition d’une nature luxuriante, d’un univers oublieux et muet, de renaissances abondantes, perpétuelles.
Lentement, le pêcheur remontait son filet qui se refermait inexorablement. La corde qui le reliait à son large poignet tremblait, frémissait disant la détresse de la proie. Le poisson avait aussitôt compris ; acte tragique, la trappe n’était plus que sursauts argentés, éclats brefs et fuyants comme les reflets de la nacre, la multitude qui se disperse et se disloque. La pêche avait été bonne et la matinée récompensée pour un juste labeur. Témoignages éthniques saisissants aux significations paradigmatiques pesant leur poids d'adversités et de hasards déjoués.
Ainsi s’écoulaient les journées de cet Africain, loin du tumulte de la capitale, toisant, dominant du lever au coucher du soleil et au plus profond de la jungle, face à l’océan, le ras de marée des foules agitées, des villes.
J’avais tout juste seize ans et j’assistais entre deux rives aux dialogues improbables de ces mondes si différents, presque hermétiques. Je demandais à mon ami, élevé à l’aune de ces savoirs, des terroirs ancestraux de me procurer un épervier, plus petit et plus maniable afin de dessiner dans le ciel l’orbe majestueux du filet, d'ouvrir la voûte de toutes ces mailles tissées, emmenées dans un même élan d‘espérances. Je ne voulais pas décimer un banc de muges ou d’aloses mais plutôt m’approprier l’image d’un geste noble et beau, capturer peut-être un coin de ces ciels si différents de mon enfance. Je le garderais gravé dans le fond de cette souvenance bleue aux senteurs du voyage et de l’inconnu, je demeurerais empli du respect admiratif que l’on porte aux hommes de bonnes volontés et à leur terre natale ancestrale.
Nous étions à la Pointe Pongara, aux termes envoûtants d’un long fleuve. Nous habitions deux hémisphères, là où les jours ressemblent aux nuits, à la naissance des océans. Le nôtre s’apparentait à la vie, vaste et imprévu.
Un vol d’oiseau aux ailes de fer devait me ramener en Europe, en France. Je débarquai alors dans la jungle, je heurtais de plein fouet le chaos et le métal. Je connus une prison sans murs, une geôle d’errances que je traînais avec moi comme un boulet . J'allais telle une ombre vacillante : le temps rivé au poignet filait vide et creux au cadran de la montre. Les quatre saisons barraient désormais les horizons d'un tout autre monde, changeaient l’immensité de l’espace en édifices sombres et cloisonnés.
Assis dans une salle de cours, je regardais tomber la pluie entre les mailles d’un épervier... Il ne devait plus jamais coiffer le ciel et le soleil de son aura de plénitude et de joies simples.
Cristian-Georges Campagnac
Brouillon revu le 21.12.2011 - à suivre -
Souvenirs d'enfance au Gabon