UN PETIT COIN DE MAGHREB...
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Je rentrais dans une boutique exhalant toutes les épices de mon enfance et d’une terre d’accueil si bonne, devenue ma Terre natale ... Je retrouvais ces couleurs chaudes, la tiédeur des étoffes de laines multicolores et les senteurs fortes du cuir tanné. Entre les rayons me parvenaient des voix et des intonations familières, sans les comprendre, elles ne m’étaient pas étrangères mais si rassurantes. Les étals d’olives et de pâtisseries orientales aux amendes m’enivraient, je m’étonnais et m’émerveillais de petits riens, de poteries, de ces braséros en terre cuite rouge où les nomades cuisent leurs aliments à même le sable ou la terre, que l'on dénomme " Canoun ". Là, au milieu d’un groupe d'amis Marocains, je revoyais mon père, tellement à l’aise et la mine réjouie. Il renouait avec un passé de nature et de rivages, de cultures, de fraternités aux instants si rares qui tissaient joyeusement les mailles serrées de ses jeunes années, dont il contait si justement et avec tant de vie et d'esprit les ambiances, les rebondissements aux imprévus heureux. Je l’écoutais, médusé, parler la langue Arabe, usant d’une accentuation et d’un vocabulaire surprenant. Il riait, il affichait cette joie spontanée que seule la rencontre et l’amitié connaissent, délivrent entre les hommes de bonnes volontés. Il se mit alors à discuter le choix d’une paire de chaussures, de Babouches, sans en évoquer bien évidemment le prix . Le seul modèle qui lui convenait avait perdu son pied gauche, très seyant, d’un jaune profond et relevé. Une superbe chaussure en cuir de chameau, odoriférante, lui rappelant aussi et sans doute ses escapades dans le grand sud Algérien , Marocain, Tunisien ou Lybien. Il réfléchissait, interrogeait le vendeur entre leurs éclats de rires généreux, je le connaissais obstiné. Il était évident qu’une autre chaussure errait seule, dépareillée dans le tas, dans la corbeille en osier… C’est ainsi qu’il vint à bout de sa quête, arborant la mine satisfaite d‘un enfant, une autre Babouche, droite, cela allait de soi! Servi, il les présenta aux vendeurs, qui à aucun moment ne pensait céder à son client ces deux exemplaires allant au même pied , et ainsi en perturber quelque peu la démarche. Mon père le rassura avec la force et la persuasion des gestes qu’il maniait très bien en de telles circonstances. Un instant, je ne pus le différencier des autres clients de l’échoppe. Je les vis, rassemblés autour de lui, secoués de plus en plus de tremblements, agités de ces rires communicatifs et incontrôlables, de ces expressions contagieuses et hilarantes qui habitent les plus beaux sketches de nos grands comiques et se donnant ces amicales tapes dans le dos.
Papa persuada son auditoire interloqué que ces deux modèles droits feraient l’affaire, qu’ils se ressemblaient et quand il affirma qu’à la force et avec l’obstination des pas, la babouche droite se ferait, « Bessif « à son pied gauche, ce fut une explosion de rires et d’accolades. Je partageais cette bonne humeur, le naturel d’un échange si convivial entre un vendeur serviable et des clients, réunis en de drôles de circonstances autour d’un achat insolite mais vrai. Le vendeur nous proposa à tous un verre de thé pour sceller un achat inhabituel et l'attraction du jour et nous passâmes de longues moments à évoquer la terre lointaine, de bons souvenirs. Jamais je ne reverrai mon père aussi heureux, il visitait son enfance et ses rêves, ses jeux de ballons pieds nus dans les rues de Rabat, avec tous ses amis Marocains, les grandes virées de chasse aux perdreaux dans le Djebel avec son Père. Je lui voyais l’œil bleu-vert et lumineux, étincelant, ces yeux qui voyagent en un seul regard, profonds comme un croissant de lune dans l’azur roi des sables.
Aujourd’hui, je suis rentré dans cette boutique, il y faisait froid. J’ai senti monter en moi une vague d’étreintes, celles que l’absence vous plante au fond du ventre et j’ai eu mal, mal à moi, à toutes ces années passées, envolées, dérobées ou lapidées. Je n’ai pu contenir le sanglot de l’océan orphelin d’un père qui me le fit découvrir et tant aimer. Je l’ai revu à travers une chape de larmes tordant et déformant les fastes étalés d’un Noël esseulé, d’un Noël abandonné du plus beau des sentiments du monde. En moi j’ai appelé et j’ai hurlé : « Papa « , je me suis effondré dans un coin ne pouvant plus contenir les pleurs du temps et de la pluie tambourinant au-dehors, qui scande obstinément les derniers jours d’une année bannie. Le monde nous aura séparés, éloignés aussi et je n’omettrai pas de dire combien il est dur, douloureux de se retrouver seul dès lors que surgit aux détours de la vie et de l’existence un aléas, un chagrin, un accident, aussi naturel soit-il. Aujourd’hui, dans ce petit coin de Maghreb expatrié, je l’ai retrouvé, je viens encore et aussi de le perdre avec la sensation douloureuse d’un arrachement à la terre aimée, perdue ; je le revois encore et partout pour ne plus l’avoir vu depuis des années. Je me ressouviens de ces récits, du sens aigu de ses observations, de son esprit empli d’un immense respect pour les sujets évoqués mais non moins moqueur et précis. Et s’il m’est arrivé de réprouver un certain nombre de ses choix, de ses agissements, ce fut bien à tort. Le silence et l’absence ont maintenant le poids de l’ancre au fond d’un port que l’on sait ne plus pouvoir quitter. Alors j’ai sept, dix, douze ans, je vogue vers Sumatra, je roule vers Leptis Magna, vers Lambaréné. Papa, je suis toujours avec toi, près de toi et nous ne voyons ensemble que ce bonheur qui nous attend désormais dans l’au-delà , loin de ces vies trop terrestres, si temporelles, peuplées d’éphémères qui n’ont plu(s) que la valeur des billets dilapidés.
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Cristian-Georges Campagnac
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