RENE LEYNAUD
" Le vrai désespoir ne naît pas devant une adversité obstinée, ni dans l'épuisement d'une lutte inégale. Il vient de ce qu'on ne connaît plus ses raisons de lutter et si, justement , il faut lutter."
A. C.
( Combat, 27 octobre 1944 .)
Il nous a été difficile de parler hier de René Leynaud. Ceux qui auront lu dans un coin de journal l'annonce qu'un journaliste résistant, répondant à ce nom, avait été fusillé par les allemands n'auront accordé qu'une attention distraite à ce qui était pour nous une terrible, une atroce nouvelle. Et pourtant, il faut que nous parlions de lui. Il faut que nous en parlions pour que la mémoire de la résistance se garde, non dans une nation qui risque d'être oublieuse, mais du moins dans quelques cœurs attentifs à la qualité humaine.
Il était entré dès les premiers mois dans la Résistance. Tout ce qui faisait sa vie morale, le christianisme et le respect de la parole donnée, l'avait poussé à prendre silencieusement sa place dans la bataille des ombres. Il avait choisi le nom de guerre qui répondait à ce qu'il avait de plus pur en lui: pour tous ces camarades de "combat", il s'appelait Clair.
La seule passion personnelle qu'il eût encore gardée, avec celle de la pudeur, était la poésie. Il avait écrit des poèmes que seuls deux ou trois d'entre nous connaissaient. Ils avaient la qualité de ce qu'il était, c'est à dire la transparence même. Mais dans la lutte de tous les jours, il avait renoncé à écrire, se laissant aller seulement à acheter les livres de poésie les plus divers qu'il se réservait de lire après la guerre. Pour le reste, il partageait notre conviction qu'un certain langage et l'obstination de la droiture redonneraient à notre pays le visage sans égal que nous lui espérions. Depuis des mois, sa place l'attendait dans ce journal et avec tout l'entêtement de l'amitié et de la tendresse, nous refusions la nouvelle de sa mort. Aujourd'hui, cela n'est plus possible.
Ce langage qu'il fallait tenir, il ne le tiendra plus. L'absurde tragédie de la résistance est tout entière dans cet affreux malheur. Car des hommes comme Leynaud étaient entrés dans la lutte, convaincus qu'aucun être ne pouvait parler avant de payer de sa personne. Le malheur est que la guerre sans uniforme n'avait pas la terrible justice de la guerre tout court. Les balles du front frappent n'importe qui, le meilleur et le pire. Mais pendant quatre ans, ce sont les meilleurs qui se sont désignés et qui sont tombés, ce sont les meilleurs qui ont gagné le droit de parler et perdu le pouvoir de le faire.
Celui que nous aimions en tout cas ne parlera plus. Et pourtant la France avait besoin de voix comme la sienne. Ce cœur fier entre tous, longtemps silencieux entre sa foi et son honneur, aurait su dire les paroles qu'il fallait. Mais il est maintenant à jamais silencieux. Et d'autres, qui ne sont pas dignes, parlent de cet honneur qu'il avait fait sien, comme d'autres, qui ne sont pas sûrs, parlent au nom du Dieu qu'il avait choisi.
Il est possible aujourd'hui de critiquer les hommes de la résistance, de noter leurs faiblesses et de les mettre en accusation. Mais c'est peut-être parce que les meilleurs d'entre eux sont morts. Nous le disons parce que nous le pensons profondément, si nous sommes encore là, c'est que nous avons pas fait assez. Leynaud a fait assez. Et aujourd'hui, rendu à cette terre pour nous sans avenir et pour lui passagère, détourné de cette passion à laquelle il avait tout sacrifié, nous espérons du moins que sa consolation sera de ne pas entendre les paroles d'amertume et de dénigrement qui retentissent autour de cette pauvre aventure humaine où nous avons été mêlés.
Qu'on ne craigne rien, nous ne nous servirons pas de lui qui ne s'est jamais servi de personne. Il est sorti inconnu de cette lutte où il était entré inconnu. Nous lui garderons ce qu'il aurait préféré, le silence de notre cœur, le souvenir attentif et l'affreuse tristesse de l'irréparable. Mais ici, où nous avons toujours tenté de chasser l'amertume, il nous pardonnera de la laisser revenir et de nous mettre à penser que, peut-être, la mort d'un tel homme est un prix trop cher pour le droit redonné à d'autres hommes d'oublier dans leurs actes et dans leurs écrits ce qu'ont valu pendant quatre ans le courage et le sacrifice de quelques Français
Albert CAMUS
Dans - ACTUELLES, Écrits politiques -
- LA CHAIR -
Éditions Folios- Essais
Pages 73 - 74- 75
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Albert Camus et René Leynaud
Albert Camus et René Char s'étaient liés d'une profonde amitié; je ne peux me passer de le citer ici:
" Si je consens à cette appréhension qui commande à la vie sa lâcheté, je mets aussitôt au monde une foule d'amitiés formelles qui volent à mon secours "
" J’aimerais que ceux que les
circonstances ont empêchés d’être à vos côtés chaque heure de votre
peine et de votre solitude, en refassent furtivement par le cœur et par
la pensée le trajet, trajet dont on ne savait pas alors, tant les mots
s’étaient compromis, s’il était vertigineux ou pitoyable. Certainement
mon souhait a perdu aujourd’hui son sens. Ils connaissent le prix de ces
deux mots: rendre justice. Mais, s’il vous plaît, qu’à tous ces bras
avides de construire des images de bon vouloir on ne tende pas que des
fantômes... "
René CHAR
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