NOUVELLE
"... Et j'installerai le réseau des puits assez avare pour que ta marche aboutisse sur chacun d'entre eux plus qu'elle n'y accède. Car il faut économiser vers le septième jour l'eau des outres. Et tendre vers ce puits de toutes ses forces. Et le gagner par ta victoire. Et sans doute perdre des montures à forcer cet espace et cette solitude, car il vaudra le prix des sacrifices consentis..."
Antoine de Saint-Exupery
CITADELLE
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MES NUITS BRAZZA BLEUE
L’ étrave de la pirogue reposait sur le sable et pointait vers le large. Le brise lame que mon ami avait disposé à l’avant nous sécurisait, donnait à notre embarcation creusée dans un tronc très lourd de bois exotique cet élancement nouveau et une ligne encore plus audacieuse. Le bras d’estuaire mêlé d’océan que nous devions franchir pour atteindre la pointe Pongara donnait à réfléchir. Il ne fallait pas improviser. Nous comptions sur la marée, l’état de la mer, le temps et ses soudaines humeurs sous l‘équateur à la petite saison des pluies.
La grande glacière disposée au centre, entre les deux bancs, recueillait nos appâts et des aloses*, de l’eau fraîche et potable. Dans le fond de la pirogue gisait une ancre, une pierre enlacée de cordes et ceintes de nœuds douteux qui ne m’inspiraient jamais confiance. Je jaugeai par là les maigres chances de survie d’un équipage aux prises avec une tempête équatoriale, connaissant une panne irréversible de moteur, au milieu d’un estuaire fuyant avec les vents d'orages, aux profondeurs glauques et infestées de requins…
Dans un sac étanche, deux paquets de biscuits constituaient la seule nourriture urbaine et civilisée que nous nous accordions. Je n’oubliais pas ce paquet de Brazza bleue, petite boite de pandore accompagnant mes songeries et mes premiers émois comme un ami. J’étais jeune, riche surement de ces dix sept années malléables et imprévisibles comme la glaise et l'argile aux mains du potier. Je fumais peu et pour rien au monde je ne me serais privé de la présence de cet emballage froissé, imprégné d'humidité. Repère bleu foncé de ces souvenirs odorants du tabac brun qui prenait un goût si particulier, dès lors que je le consommais en mer ou sur ces terres d’extrêmes solitudes et de dénuement.
Assis face à l'étrave ou près des vagues, je m'oubliais dans la contemplation du monde et de ses fidèles locataires épris du cycle impérissable de la nature qui les enfantait et qui les portait si près du ciel et de l'océan, comme une ode à la vérité et à la beauté, sans aucun doute...
L’habitude et les usages de nos aventures recelaient bien des recettes et des ressources d’improvisation donnant à chacune de nos évasions ce lot intarissable d’ingéniosités et de créativités que seules la liberté et l’envie délient de façon aussi opportune et gravent durablement loin des habitudes faciles et de la ville.
Je remarquais, d’un seul coup d’œil, que l’arsenal de pêche - Crins, bas de lignes - tridents, hameçons, gaffes * , épervier - était parfaitement disposé et rangé, constituant à lui seul l’essentiel de nos préoccupations et préparatifs.
La mise en place du moteur et de la réserve soigneusement calculée de carburant témoignaient ainsi des dernières vérifications; nous sentions alors l’étreinte dévorante d’un départ imminent, l’instant de non retour emporté par les dix huit chevaux de ce très vieux moteur marin, entièrement révisé par les soins méticuleux de mon ami. La pirogue, aux peintures vives et éclatantes, attendait sur ses deux billots de bois à rouler, prête à regagner la mer à l’étale de basse mer. Féeries et magies du moment sous le chant des hautes palmes des cocotiers, bercé par la scansion lointaine des vagues, à l‘abri du vieux badamier et de ses larges feuilles...
La nuit précoce gardait les langueurs doucereuses et suaves de l’équateur à la saison des pluies. La brise qui venait de la mer n’apportait tout au plus qu’un regain d’humide et de trompeuse fraîcheur. La profondeur moite et épaisse de l'estuaire nous appartenait, elle nous enveloppait. La pirogue roulait maintenant sur le sable vers l'horizon, semblait presque immobile et voler dans les airs, suivant allègrement nos folies, loin du monde réglé des horaires et de la foule. Nous prenions nos places, j’embarquais toujours le dernier, gardant l’étrave face au flot, égrenant les nombreux et pénibles essais pour lancer le moteur qui parfois se noyait par l'afflux massif de carburant. Il finissait toujours par tousser avant de s’emballer, nous le connaissions et lui remettions enfin nos frêles vies en toute confiance.
Je prenais place à l’avant, j’éteignais la lampe à pétrole pour ne pas aveugler le barreur et nous nous élancions vers l’inconnu, un point perdu sur nos cartes virtuelles et dessinées d’apprentis navigateurs, au nom évocateur et chargé d’histoires comme ceux de la Pointe Denis, de la Pointe Pongara, du phare de Gombé, le plus au sud…
Il me revenait la terrible responsabilité de veiller sur le cap et les flots, ayant à déceler sur notre route tout objet, bois, grumes dérivantes, à éviter de la sorte les collisions dangereuses. Alors je me levais, tenant à deux mains les bords du brise lame et je savourais à grandes gorgées l’air marin, je me grisais de la vitesse aisée pour avoir connu souvent les ampoules aux mains et les rudesses de la pagaie contre vents et courants. Je gardais l’équilibre tout en épousant l’onde et la lame et pliais à chaque heurt les jambes dans un seul et même mouvement d‘accompagnement de tout l‘ensemble… Le pari était insensé, audacieux; il nous fallait compenser le jusant et la dérive, sur plus de 13 Milles, à vive allure et dans l’obscurité, sans compas ni boussole; c‘eût été un luxe!. Nous gardions nos alignements lumineux à terre le plus longtemps possible avant de les abandonner et de reconnaître surement ceux de la côte convoitée, de l’autre côté de l’estuaire.
Mais tout en honorant fièrement mes tâches de vigie, je ne pouvais m’empêcher de m’évader, de gagner dans le silence de la nuit déchirée par le vrombissement du moteur, le vide immense de l’obscurité vaincue à chaque instant, l’incommensurable voyage de la pensée et de ses interrogations à l’aube de ma vie d’homme. C’était un plongeon vertigineux que j’osais aux portes méconnues de l’histoire d'un pays étrange et si mystérieux, entrecoupé de ces révélations inoubliables que m’octroyaient le voyage et la découverte. Il me semblait assister à l’éclosion d’un être nouveau comme on pourrait la rêver auprès d’une fleur, d’une vague, d‘un premier amour. Ces moments nous appartenaient, nous les avions battis et forgés. Ils nous ressemblaient, nous souriaient comme une aurore et s’ouvraient aussi au monde afin qu’il en déversât toutes ses richesses et son indicible diversité. Au milieu d’un estuaire, quelque part dans le monde, infime parcelle d’éternité ou d’univers, emballé dans la nuit et la mer noire, je traversais et je partageais aux côtés de deux rencontres uniques, mes amis, un pan de ma jeune identité, cette parenthèse sublime qui allait devenir plus tard éternelle et fidèle à tous mes élans. Je traçais le sillage phosphorescent et éclairé de l’existence où les valeurs, le respect, la curiosité et l’émerveillement emplissaient ce sanglot débordant de joies et de premières poésies que l’enfant découvre sans comprendre et qu’il ressent au fond de ces entrailles sans retenues comme les fondements essentiels et inébranlables de l’âme en perpétuel devenir, en pleine maturation, mutation, gorgée d‘espoirs et confrontée à ces premières vérités acquises à la force des poignets, au prix fort et tenace de la franchise et de la droiture pour ne pas démériter surtout en de telles circonstances initiatiques tellement inhabituelles.
Les zones de courants se faisaient plus larges et véhémentes une fois parvenus aux deux tiers de notre parcours. elles recommandaient une vigilance accrue. Les jours de forts coefficients, il ne fallait pas faire d’erreurs risquant de nous précipiter tous à la mer. Une pirogue, même lestée et très lourde, roule fortement et peut être déséquilibrée. Ses francs-bords arrondis amplifient les effets d’un fort courant s’engouffrant par le dessous des bordées. Ces réalités déjà éprouvées au bord, sur le retour, avait été de bons conseils et me tiraient toujours de la rêverie et des songes qui naissaient à bord malgré moi .
Les contours du rivages se dessinaient peu à peu, familiers et rassurants, puis se détachaient sur la masse informe et sombre de la forêt. Petit à petit on décelait çà et là, sur la longue plage de sable, des petits points rouges, ces incandescences attisées par le souffle vital de tous les pêcheurs venus de la nuit ouvrir le rituel de la grande cueillette marine, tenter ensemble leur chance et le gain des petits jours. C’est dans un nuage de fumée et de tabac grillé que se déliait le ballet fantomatique d’aller et venues des silhouettes dansant sur le sable, stoppées dans leur course par la fluxion redoutable du Komo aux berges brutales ou bien bousculées et entraînées autour d'une pantomimes muette et démente lorsque l’un des pêcheurs se trouvait aux prises avec un énorme rouge* ou carpe rouge d’estuaire.
Le clair de lune apportait à ce tableau et à ces scènes des clartés irréelles où jeunes et vieillards consommaient d’un commun accord la prodigalité d’une terre aux portes de la jungle, cette quiétude pérenne qui abrite le sommeil et prépare chaque lendemain de l'autre côté du monde, inlassablement .
Assis sur de petits bancs de bois, immobiles, impassibles et si patients, ils fumaient pour meubler le temps de l ‘attente, pour réchauffer quelques solitudes du cœur, caresser l’espoir d’une rémission passagère du manque ou d'un événement festif tout simplement. Et nous les découvrions, aux mêmes cycles de la lune et des marées, assis à la même place, abandonnant leur obstination et leurs savoirs aux hasards et à la générosité des flots et de la nuit. A leurs pieds, au milieu d’un théâtre d’ombres et de braises, sous les rayons fuyants de la lune, quelques prises énormes gisaient sans vie ou se débattaient encore contre la loi implacable de la diffusion et de l’absorption des gaz, à la seule frontière des mondes d'air et d'eau qu’ils vénéraient et reconnaissaient tels leurs parents de toujours.
C’est dans ce cadre que nous abordions le rivage, timidement, n’osant pas encore nous mélanger à ce protocole quasi nuptial des autochtones et de leur mère- Nature. Alors, très discrètement, nous établissions notre campement en silence, chacun ayant son lot de tâches à assumer indispensables au confort de la nuitée et de l‘équipée.
Un petit feu, très prisé malgré la chaleur, venait cuire le premier poisson pêché, agrémenté de pili-pili * et de citron. La fumée acre éloignait les moustiques voraces tandis que les premiers crabes des sables, curieux et conquérants entamaient leurs horripilantes approches et nous mordillaient les doigts de pieds. Sous la voûte des étoiles et le dais lourd des nuages immobiles, nous disposions nos lignes avec pour seuls témoins dans la nuit un bâton planté dans le sable qu’il ne fallait plus quitter des yeux. J’allumais aux meilleurs moments une cigarette et je rejoignais le pays des pensées. Je les confiais à la mer, au dépaysement qui me touchait et m'atteignait parfois, au temps aussi dont je souhaitais à chaque fois livrer mon âme pour peu qu’il m’entraînât le plus souvent possible loin des tourments et des blessures de la ville. Et la nuit passait très vite, entre les touches des poissons, les prises et la réparation de nos lignes tranchées par les gros prédateurs, nous la traversions jusqu’au lever du jour que nous n’attendions généralement pas, à tour de rôle vaincu par la fatigue, allongé sur le sol et enveloppé d’une moustiquaire inefficace contre les piqûres insupportables de moustiques. Quand je me réveillai, tout ce petit monde de pêcheurs nocturnes, de silhouettes et d'escarbilles affolées, avait disparu. Hommes et femmes s'en étaient retournés vers leur case et déjà les tonneaux découpés - sortes de grill et de four artisanal - commençaient à fumer le poisson pêché jusqu'à l'aube; bécunes, rouges, capitaines et autres régals des mers tropicales et équatoriales venaient enrichir un tableau de pêche qui se moquait de l'exploit, faisant le bonheur simple de la communauté et de tous les matins espérés des petits villages…
L’Atlantique façonnait sous nos yeux les dunes et le rivage. Il avait unis les marées au grand cours d‘eau plus loin en amont. C’était à chaque fois une découverte, un indicible attrait pour les grandes œuvres dont l'infiniment petit laisse une trace indélébile au cœur de l'univers. La plage s’étirait dans le Sud-Ouest attirant le long souffle de l’océan et une houle magnifique. Je perdais là, devant un spectacle radieux de beautés, de bleuités et de langueurs, la notion des jours et des attaches. J’aurais souhaité briser liens et racines pour les établir et les planter définitivement ici, en ces lieux d’ incessants départs et de retours chaleureux, aller et venir aux gré des flots du fleuve et de la mer rejoindre les peuples et leurs savoirs ancestraux, feuilleter les pages des arbres et plonger dans le regard des anciens, dans l'eau et la terre pour écrire enfin le livre de la vie, de la nature, unitivement...
La nuit était très étoilée, encore plus profonde et noire, emplie de lointains que nous fabulions. Elle versait dans la mer des flots de lune et tous les clignements d’astres que les eaux de l’estuaire reflétaient sans jamais les emmener, feignant une étrange torpeur … Au jusant, Le Komo roulait silencieusement ses tourbillons limoneux vers l’Atlantique et charriait ses énormes troncs de bois exotiques arrachés à la forêt vierge, charrois douloureux et silencieux ravis à la terre des Ancêtres. Ils avaient rompu leurs amarres de chaînes et se détachaient des immenses radeaux que le fleuve aidaient à acheminer vers les ports de l’estuaire. Par moments, toujours surpris, nous voyions surgir dans l’obscurité ces mastodontes; il passaient si près de la berge, inertes, arbres déjà morts mais rebelles, refusant le diktat des scieries industrielles, leur ayant préféré un échouage sur les rivages perdus du Gabon, à l’orée de la forêt primaire et originelle. Ces grumes, comme on les appelle dans le jargon professionnel des forestiers, jonchent les plages de sable de ce pays magnifique, sous les cocotiers, les badamiers et autres filaos qui poussent en bord de mer. Ils peuplent ensemble la grève, se déplacent, se heurtent comme une armée en marche par forte marée puis se reposent ailleurs, après avoir été emportés par les flots, les crues des grands fleuves. Ils constituent pour la navigation de sérieux dangers. Nous en tenions toujours compte lors de nos traversées diurnes ou nocturnes de l’Estuaire pour atteindre la Pointe Denis, la Pointe Pongara ou les hauts-fonds au large du phare de Gombé lors de nos péches à la daurade.
Il est des tableaux et des scènes inoubliables, des actes de bravoure ou de témérité portés par les adolescents que nous étions qui demeurent encore gravés autour de ces « billes de bois«, sous ces arbres majestueux ou bien encore le long des rivages perdus, étirés de la côte occidentale de l’Afrique Noire, étendus à perte de vue entre la Guinée Équatoriale et le Congo.
Le cri énigmatique des bêtes vivant dans leur merveilleux milieux, la ponte des tortues splendides regagnant les dunes de sables blanc vers Pongara, les longues houles arrivées de l’Hémisphère Sud, ces orages équatoriaux soudains et si violents qui nous surprenaient en mer, tous les actes valeureux de pêche des autochtones animant la vie de ces petits villages propres, resserrés et si intimes, faits de huttes et de cases de bois, aux toits surchauffés de tôles ondulées. Les longs filets et les éperviers déployés ou séchant au soleil lourd de l’équateur, ces interminables pistes et les chemins de latérite rouge encaissés et qui sillonnaient la forêt épaisse, tout cela conférait à nos aventures ces parfums de découverte, d’unicité, ces denrées rares et amplifiées d‘authenticité. Nous nous faisions tout petits, humbles et courtois avec la population locale, partageant en de rares occasions quelques moments de dialogues au bord de l’eau, en pirogue ou sur les dunes immaculées et blanches de sable fin. Nous attendions le banc providentiel de poisson, attribuant à l‘observation et à l‘usage séculaire leur part de sacré et d‘infrangibles savoirs.
Je me souviens de ce matin lumineux, de cet homme juché, campé au sommet d’une dune, le regard perçant tourné vers le flot et la vague qui déroulait claire comme de l’eau de roche. Je m’asseyais près de lui, sans rien dire. J’observais ce colosse aux bras puissants. Il tenait son épervier prêt à le lancer, un brin de cordage serré entre les dents tout en fixant la ligne d'horizon. Ce filet mesurait plus de cinq mètres de rayon, immense et alourdi à sa base par une chaîne de petits plombs formant un cercle de plus de dix mètres de diamètre. Quelle fière allure avait cepêcheur dans le soleil, gardant cette posture imposante et sûre, attendant le passage obligé de ce banc de « mulets « *qui nourrirait toute la famille et qui sait une partie de la petite communauté d'artisans. Je respirais, parvenue jusqu’en bord de mer, la fumée des feux de bois qui se consumaient dans des tonneaux de fer rouillés, sortes de fours champêtres qui fumaient le poissons pendant des heures, à l‘étuvée.
Puis vînt l’instant de vérité, des éclats d’argent dans la vague verte et translucide; vers la gauche, la tête du banc remontant le flot, à droite, la fin dispersée d’un essaim impressionnant. Le soleil levant traversait l’onde providentielle, dardait ses rayons implacables et chaque poisson , dans ses ébats vertigineux, laissait voir sa robe d’écailles, illuminait la mer, offrant au regard contemplatif une vie foisonnante et généreuse.
Alors, le pêcheur, d’un revers de main bascula son filet sur la gauche et se mit à courir, à descendre la dune. Sur ses derniers appuis, il arma en deux temps un mouvement coulé superbe et ample, imprimant au filet imposant l’inertie fatale qui le projeta si haut dans les airs que je le vis planer, éployé comme une raie géante. Il s’abattit sur l’eau dans un bruissement de feuilles, de pluie de sable pétillante et s’immobilisa très vite sur le fond du banc de sable. Geste séculaire qui rythme les repères et le tempo de la survie, grave, usuel mais toujours gratifiant pour cet homme qui maintenant me sourit, ne doute plus et sait.
Une à une, les petites mailles calibrées de l’épervier piège ses pauvres victimes. Affolement et panique dans le banc, joie rassurée pour l'homme parvenu au terme de son labeur et dont l’épouse attend la prise et ravira les enfants de succulentes recettes locales. Dans les touffeurs de l’équateur, là-bas, près de la mangrove et devant l’océan, se joue chaque jour le dilemme, le combat pour la vie, prodigue et cruel à la fois dans la grande partition d’une nature luxuriante, d’un univers d’oublis et de renaissances perpétuelles. Les pages du grand livre de la vie, comme chaque instant qui passe et revient, s’ouvrent et se referment, égrènent la mélodie des jours, toutes les espérances de la nuit. La mer et la terre se partagent ici, sans tricher, ces faveurs lumineuses et fraîches puisées à la source parcimonieuse et équitable de l’ordre et de l’univers équatorial.
Je reviens à moi, après une brève échappée remontant le temps, je suis à nouveau captivé par la scène qui s’offre à mes yeux.
Les gestes du berger de la mer, sont précis, mesurés. Je le regarde qui remonte son épervier * maintenant refermé. La corde qui le relie à son large poignet tremble, frémit. Le piège n’est que sursauts d’argent, éclats ou éclairs brefs et fuyants comme la vie qui éclot une et multiple à l’encontre d’une nécessaire mais fatale agonie... La pêche aura été bonne, une journée gratifiée d’une longue attente. Ainsi s’écoulaient l’existence loin du tumulte de la capitale, toisant du lever au coucher du soleil et au plus profond de la jungle, face à l’océan immuable, le ras de marée de la foule agitée de besoins étrangers, de servitudes morcelées, de tous les achats précaires et disjoints d’une massive et aveugle servitude .
Le prix de chaque lendemain se négociait là-bas au diapason de ces échanges incessants et mesurés, glanés aux seuils ornés de tous les mondes préservés, reconnaissant çà et là les limites à ne pas enfreindre, afin que la durée s’érige tout naturellement en ode, en louanges, dans la grande fresque de l’existence et du partage.
J’allais ainsi, à petits pas, rejoindre le terme du jour. Le soleil déclinait sur l’horizon, cuivrait l’océan et lui imprimait cette lourdeur ondoyée de la matière en fusion. La marée, à nos pieds, comme une balance universelle et céleste, nous accordait le flot et le jusant, ses plateaux de poissons et de pèlerins des mers étonnants et démesurés. Nous les suivions le plus souvent en pirogue. Le flot regagnait et emplissait la mangrove vers la rivière, ce petit bras d’estuaire qui s’accordait un brin de forêt épaisse et lumineuse, où les palétuviers enfonçaient leurs bras, leurs doigts torses à la recherche d’une abondante nourriture. Aux milieu de cet enchevêtrement de branches et de racines, de lianes, la survie dictait les règles immédiates et cruelles d’un milieu encore épargné par les hommes. Diversité et profusion orchestraient indubitablement ces chances de salut dont chaque êtres semblait posséder les clés et des tours prodigieux d’adaptation. Il convenait alors pour nous d’en faire autant, d’observer et de nous confondre dans le grand ballet de l’étant, librement et prodigieusement guidés par l’exemple et le mime qui caractérisaient si souvent notre jeune âge. A bord de la pirogue, à la pagaie, nous longions sans effort les berges sur fonds de sable à la recherche de quelques « vifs « * dont les prédateurs raffolent. L’après-midi récoltait ces heures insouciantes que nous conquérions et comptions à la seule déclinaison du soleil. Vers l’Ouest, je regardais ce petit campement de fortune qui nous attendait. Un jeune ami Gabonais nous avais accompagné, veillant sur ce havre de paix qui , la nuit durant, allait de nouveau nous offrir un piètre abri contre les crabes et les moustiques, une averse soudaine. Je voyais un filet de fumée s’élever de la plage. Il me venait à chaque fois dans la bouche le goût épicé et savoureux de ces soupes au poisson fumé dont il gardait le secret. J’appréhendais aussi une nuit de pêche sur la plage, au bord de l’estuaire, de cette côte accore et sans estran, soudaine et profonde où les plus gros carnassiers planaient comme des oiseaux dans le ciel, silencieux et redoutables, à quelques centimètres de nos craintes d’enfants des mers du sud.
Nous avions eu très chaud, deux jours passés dans la fournaise du jour et de la nuit salés avaient eu raison de nos réserves d’eau. Je buvais souvent dans un tonneau en ferraille, rouillé, qui récoltait et gardait pendant des jours l’eau de pluie à l'aplomb d’un toit de case traditionnelle. Il y surnageaient quelques insectes rampants et véloces, certains velus et que j’écartais d’un revers de mains et je plongeais ma tête dans l’eau tiède, cherchant à la fois à me rafraîchir et à étancher une soif coriace. La réverbération d’un sable éclatant, telle la craie ou ces poussières de kaolin, de corail blanc nous étourdissaient et il arrivait, avec la faim, que nous subissions des vertiges ou que nous sombrions dans une lutte sans fin après deux nuits passées quasiment sans dormir. C’est pour cette raison que le retour était redouté; nous nous endormions, à flot, giflé par l’embrun et écrasé par les rayons du soleil. La ville renaissait et en soufflant sur les cendres de nos mirages ses fumées et ses vapeurs, elle revêtait à nouveaux les oripeaux indésirables du béton et de conquêtes brutales, parcourues d’immobilité où tout semble connu, figé, condamné à la stérilité des droits et des devoirs de la force souillés de décadences argentées et injustes.
Il y a trente six ans, je savourais au cœur de la brousse, près de la mer, une Brazza bleue et je relate, aujourd’hui, à plus de 13000 Kms. Non! Ce n’est pas un slogan pour une réclame ou un produit mythique issus des régies de tabac locales. J’évoque, du fond de mes souvenances un passé que je redécouvre encore, alors que les années se sont précipitées à la vitesse de l’éclair.
Le cadre restera toujours Libreville, la capitale du Gabon, ce lieu où dans le temps sont arrivés les premiers esclaves libérés et affranchis, ces hommes arrachés à la traite des noirs perpétrée par les puissances de l’Europe des Lumières devenue de plus en plus conquérante. J’ai vécu quatre ans parmi les descendants de ces hommes et ces femmes qui partaient pour la vie et sans espoirs de retour, vers les Îles et la mer des Caraïbes, les continents Nord et Sud américains.
Ils m’ont tant appris, ils m’ont ouvert les voies et le champ fertiles de l’amitié et de la tolérance. En eux, je m’abreuve toujours à la fraîcheur du puits et je goûte la suavité d’un pain à partager au bord du temps inchangé que nous échangions. Souriants et gais, ils nous accueillaient et sur leur terre, vers leurs rivages, le long de leurs rivières et nous laissaient grandir, découvrir un gigantesque terrain d’aventures qui n’étaient pour eux que le quotidien empli des plus nobles et des plus simples choses; nous ne faisions que le survoler, l’approcher et une vie n’eût certainement pas suffit pour en circonscrire le plus petit des périmètres qu'ils possédaient admirablement.
Et à l’époque, alors que je bénéficiais des largesses et de ces accords de coopération sous la protection d’un père diplomate, je m’éveillais, très loin d’un monde européen reproduit sur place à l’identique, non pas à la vie sauvage et aux clichés en des lieux communs mais à l’existence pleine et entière que ces contrées ont toujours prodiguée, bien avant que les occupants se soient arrogés tous les droits de l‘inutile et de l‘éphémère. J’allais au fil des jours à la rencontre des hommes et des enfants, des villages et de ces grands espaces que la forêt dissimule et nourrit abondamment; je découvrais la trame de l’authenticité dépouillée des artifices indésirables et du superflu de nos modernités. Je partageai un brin de vie, un repas, quelques histoires, la vie sauvage des animaux à l’orée de la forêt vierge et au bord de la mer me convainquant de cette nécessaire et incontournable survivance des passés, des us et coutumes pour peu qu’elles s'accordent à l’existence, à la différence, à la justice, avec le plus profond et imprescriptible respect de la personne humaine.
J’eus également la chance inouïe de traverser le petit bras de l’Oguoué, à Lambaréné, non loin des hippopotames très impressionnants, et de me rendre sur un petit îlot prestigieux. Quelques instants, au plus intime de ma modeste existence, je me recueilli un moment sur la tombe du Docteur Albert Schweitzer, sur ce que fut la vie d’Albert Schweitzer, son combat contre la lèpre et la maladie, pour l’enfance et l'espoir, érigeant au terme de sa mission cette notion admirable et chargée d’évangile qu’il portait dans son cœur : « le Respect de la vie « ... Et je revois, dans son étude, une photo quasi mythique, où le docteur tient dans ces mains une jeune antilope, au milieu de tous ses patients, consacrant par là l’œuvre de bonté et de charité portée aux déshérités sans frontières et débarrassés des fils barbelés de la couleur, de la race, de la pauvreté, de l‘animalité sacrifiée… J’y vois ici les seules raisons qui aient pu justifier ou expliquer la présence salutaire de l’homme blanc en ces contrées! Tout le reste n'est que usurpations et dilapidations inacceptables. Son livre admirable, Humanisme et Mystique, recouvre l’essence épurée de ce vocable terrible et galvaudé : humanisme …
Mais avant ce siècle et ses anachronismes tachés de sang et d'opprobres,
L’exploration de tout le continent Africain battait son plein, elle était assujettie à ces noms prestigieux « d’aventuriers - découvreurs « , se déclarant plus ou moins magnanimes, empêtrés dans un humanisme empêtré d'altruisme bancal et douteux dès lors qu’il fallut rendre compte et imposer aux ethnies divisées et éparses, les missions évangéliques et pacificatrices des nations coloniales avides de richesses et de dominances sur ces terres lointaines.
Seul, l’un d’entre eux, Savorgnan de Brazza, eut un destin et une approche différents, emplis de discernement et de réserves, de retenues et de respect envers les Autochtones. Voici ce qu’il confiait un jour et quelques -unes de ses recommandations de voyageur :
« “Restez en contact constant avec les Noirs. Payez leurs services, achetez leurs vivres, écoutez leurs doléances. Efforcez-vous à comprendre non seulement les mots qu’ils prononcent mais aussi leur mentalité. Étudiez leurs aptitudes, mêlez-vous à leur vie. Dans vos moments perdus visitez leurs villages, interrogez femmes et enfants, couchez chez eux. Explorez la contrée avoisinante. Pas d’armes, pas d’escorte. Allez seul, accompagné d’un interprète et d’un boy si besoin. N’oubliez pas que vous êtes l’intrus qu’on n’a pas appelé”.
(Brazza à Fourneau )
Savorgnan de Brazza,Italien d’origine puis naturalisé Français, dont la mission était de gagner plus à l’Est par les estuaires et les grands fleuves , l’Afrique équatoriale et, d’apporter l’éclairage et les lumières de ce qui devint le grand empire colonial français, était talonné sur les rives du Congo par ces rivaux Anglo-Saxon - Stanley notamment - il subit très tôt les déconvenues, les critiques et les interprétations de la métropole et son œuvre fut quelque peu dévoyée , égratignée après avoir été douteusement exploitée par les grandes stratégies d’expansion de l’époque. On le taxa de quelques élans mystiques égarés dans on ne sait quel apostolat, entre évangélisme, rêveries et folklores sans lendemains ni prometteurs pour l‘empire. Figure presque éthérée de l’aventurier rêveur, il mourut épuisé, déçu et congédié dans le oubliettes de l’histoire et des grands intérêts uniformisateurs de la société industrielle naissante.
Plus tard, j’apprenais le rôle ambigu et on oserait dire plus opportuniste tenu par le Roi Denis, né en 1780 et mort en 1876. « Le roi Denis était très francophile. Il a joué un grand rôle dans les négociations qui permirent l'établissement des Français au Gabon. Intelligent et fin stratège, d'une belle prestance, il en imposait. Il avait à son service trois cent esclaves qui étaient bien traités et dont il affranchissait les plus valeureux. Bien que fétichiste, il entretenait avec les missionnaires de bons rapports et a tenu à être baptisé sur son lit de mort, le 9 mai 1876 « . C’est une personnalité illustre dont le nom se perpétue toujours sur la rive gauche de l’estuaire du Fleuve Komo, vers la Pointe Denis et ses nouvelles villégiatures de charmes et de loisirs nautiques aux portes de la cité moderne et de la capitale du Gabon.
Je vous ai déjà parlé de la pointe Pongara à l’extrême Ouest de la pointe Denis, vers l'océan, ce décrochement soudain et brutal gagnant le Sud-ouest Atlantique. C’est le lieu de prédilection des tortues marines qui viennent pondre pendant les mois de décembre-janvier. « Le Gabon est l'un des rares lieux de ponte au monde et héberge quatre espèces de tortues : vertes, luth, olivâtres et imbriquées. Malheureusement, elles sont la proie des braconniers qui les tuent pour leur chair et l'écaillé de leur carapace mais aussi pour leurs œufs. De véritables razzia sont organisées. L'association "Aventures sans frontières" a créé des safaris-vision permettant de les approcher, de les photographier et de les protéger en brouillant leurs traces. Leur but est de sensibiliser les populations locales afin qu'elles prennent conscience de l'intérêt de la conservation de cette espèce "
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Cristian-Georges Campagnac
1ère écriture - 16.07.2010 -
- 17.07.2010 -