IVAN TOURGUENIEV EXTRAITS
" En réalité, je m'assis sur une chaise et restais longtemps immobile, comme sous l'effet d'un charme. Ce que j'éprouvais était si neuf, si doux... Je ne bougeais pas, regardant à peine autour de moi, la respiration lente. Tantôt je riais tout bas en évoquant un souvenir récent, tantôt je frémissais en songeant que j'étais amoureux et que c'était bien cela, l'amour. Le beau visage de Zinaïda surgissait devant mes yeux, dans l'obscurité, flottait doucement, se déplaçait, mais sans disparaître. Ses lèvres ébauchaient le même sourire énigmatique, ses yeux me regardaient, légèrement à la dérobée, interrogateurs, pensifs et câlins... comme à l'instant des adieux. En fin de compte, je me levai, marchant jusqu'à mon lit, sur la pointe des pieds, en évitant tout mouvement brusques, comme pour ne pas brouiller l'image, et posai ma tête sur l'oreiller, sans me dévêtir...
Puis, je me couchai, mais sans fermer les yeux et m'aperçus bientôt qu'une pâle clarté pénétrait dans ma chambre. Je me soulevai pour jeter un coup d'œil à travers la croisée. Le cadre de la fenêtre se détachait nettement des vitres qui avaient un éclat mystérieux et blanchâtre. " C'est l'orage ", me dis-je. C'en était un effectivement, mais tellement distant qu'on n'entendait même pas le bruit du tonnerre. Seuls, de longs éclairs blêmes zigzaguaient au
ciel, sans éclater, frissonnant comme l'aile d'un grand oiseau blessé...
Je me levai et m'approchai de la croisée. J'y restai jusqu'au petit jour... Les éclairs balafraient le firmament _ une vraie nuit de Walpurgis...Immobile et muet, je contemplais l'étendue sablonneuse, la masse sombre du jardin Neskoutchny, les façades jaunâtres des maisons, qui semblaient tressaillir à chaque éclair.
Je contemplai ce tableau et ne pouvais détacher mon regard: ces éclairs muets et discrets s'accordaient parfaitement aux élans secrets de mon âme.
L'aube commençait à poindre, en tâches écarlates. Les éclairs pâlissaient et se raccourcissaient à l'approche du soleil. Leurs frissons se faisaient de plus en plus espacés: ils disparurent enfin, submergés par la lumière sereine et franche du jour naissant...
Et dans mon âme aussi, l'orage se tut, j'éprouvais une lassitude infinie et un grand apaisement... Mais l'image triomphante de Zinaïda me hantait encore.
Elle semblait plus sereine, à présent, et se détachait de toutes les visions déplaisantes, comme le cygne élève son cou gracieux par-dessus les herbes du marécage. Au moment de m'endormir, je lui envoyai encore un baiser rempli de confiante admiration...
Sentiments timides, douce mélodie, franchise et bonté d'une âme qui s'éprend, joie languide des premiers attendrissements de l'amour,
où êtes-vous ? "
Extraits choisis pour Elle
Le Premier Amour
Édition: Librio
" ... Maïdanov me donna l'adresse de Zinaïda. Elle était descendue à l'hôtel Demout... De vieux souvenirs remuèrent au fond de mon cœur et je me promis d'aller rendre visite dès le lendemain à l'objet de mon ancienne " passion ".
J'eus un empêchement... Huit jours passèrent, puis encore huit autres. En fin de compte, lorsque je me présentai à l'hôtel Dumont et demandai Mme Dolskaïa, il me fut répondu qu'elle était morte, il y avait quatre jours de cela, en mettant un enfant au monde.
Il me sembla que quelque chose se déchirait en moi. L'idée que j'aurais pu la voir, mais ne l'avais pas vue et ne la reverrai plus jamais s'empara de mon être avec une force inouïe, comme un reproche amer.
- Morte! répétai-je en fixant le portier avec des yeux aveugles...
Je sortis lentement et m'éloignai au hasard, droit devant moi, sans savoir où j'allais... Voilà donc l'issue, voilà le terme qui guettait cette vie jeune, fiévreuse et brillante!
Je me disais cela en imaginant ses traits chéris, ses yeux, ses boucles dorées, enfermés dans une caisse étroite, dans la pénombre moite de la terre... Et cela tout près de moi, qui vivais encore... à quelques pas de mon père, qui n'était plus...
Je me perdais dans ces réflexions, forçais mon imagination, et pourtant un vers insidieux résonnait dans mon âme:
Des lèvres impassibles ont parlé de la mort
Et je l'appris avec indifférence...
Rien ne peut t'émouvoir, ô jeunesse! tu semble posséder tous les trésors de la terre; la tristesse elle-même te fait sourire, la douleur te pare. Tu es sûre de toi-même et, dans ta témérité, tu clames: " Voyez, je suis seule à vivre !... " Mais les jours s'écoulent, innombrables et sans laisser de trace; la matière dont tu es tissée fond comme cire au soleil, comme de la neige... Et - qui sait ? - il se peut que ton bonheur ne réside pas dans ta toute - puissance, mais dans ta foi. Ta félicité serait de dépenser des énergies qui ne se trouvent point d'autre issue. Chacun de nous se croit très sérieusement prodigue et prétend avoir le droit de dire: " Oh ! que n'aurais-je fait si je n'avais gaspillé mon temps ! "
Moi de même... Que n'ai-je pas espéré? à quoi ne me suis-je pas attendu? quel avenir rayonnant n'ai-je pas prévu au moment où je saluai d'un soupir mélancolique le fantôme de mon premier amour, ressuscité l'espace d'un instant !
De tout cela, que s'est-il réalisé ? A présent que les ombres du soir commencent à envelopper ma vie, que me reste - t- il de plus frais et de plus cher que le souvenir de cet orage matinal, printanier et fugace? ... "
IVAN TOURGUENIEV
1860