NUIT FLAMENCA
Tomatito Sextet 2010 Patrimoniu
Ou le visage sacré du Duende
Juillet souffrait d’une chaleur torride et tenace. Mais ce jour-là le ciel et le couchant auguraient d’un changement imminent de temps. Le soleil, avant de s'abîmer, tendait des haubans de lumières sur la mer et teintait d’ocre tous les rochers embrasant les montagnes. Le cap lui abandonnait ses langueurs et ses anses, tous les mystères des rivages découpés et des vallons verdoyants encaissés. Le vent se leva du côté du ponant et l’île toute entière, vêtue de nuages en flèche, me parut un immense vaisseau croisant sous voiles, cinglant vers les rives mélodieuses de la Méditerranée, vers le temps du voyage et des hommes libres .
La nuit était tombée sur la plaine, inondait la scène du village; un souffle doux agitait un grand palmier qui révélait toujours les lointaines clartés du jour. Puis elle devint aussitôt étoilée, profonde, vertigineuse, une invitation à la découverte et à l’émerveillement. Bien des massifs, des versants dénudés et rocailleux de l'Île de Corse m'évoquent aussi ceux de la Sierra Névada, me convient en la terre d'Andalousie que je traversais déjà enfant ...
Je regardais, fasciné, admiratif cet homme, l’artiste qui se mit à jouer de sa guitare, de longs cheveux bruns au vent soulignant un visage grave, bon et concentré. Les yeux fermés, les traits soulignés et tellement inspirés, il parcourait et visitait en aveugle, à chaque interprétation une histoire, un dénouement ressenti au plus près de l’émotion, de nos sentiments. Je suivais ses doigts extraordinairement agiles et précis qui tantôt caressaient les cordes de l’instrument, tantôt les sollicitaient en une ultime supplique, une main apposée tel un dernier baiser, servant l'inspiration là où les carences du seul langage nous blesseraient.
Le vent dans ses longs cheveux bouclés étaient de la partition. On l’entendait qui frôlait les cordes tendues de la guitare et nous le voyions emmener les notes claires tombées à nos pieds telles des offrandes, comme une cascade, une pluie d'étoiles…
Lentement, née de l’obscurité tiède, outre-mer d’une nuit d’été, bercée par la brise, flottaient et s’envolaient une à une les symphonies Flamenca. J’écoutais cette musique où tous les accords, les voix et les gestes devaient s’échapper de la trame commune et indéfectible de l’âme et de l‘amour de leurs interprètes. Un à un les musiciens et les chanteurs ralliaient la guitare, conférant au Compas, au Cante, aux palmas, toute la force de la mélodie. Le danseur, ému, fébrile, choisit un Tango pour entrer en scène et conforter le récit, la phraséologie gestuelle et musicale, portant le Sextet à l’apogée de son art, d'une rare complexion.
Entre joie, gaité et tristesse, ils ont visité pour nous, avec nous les arcanes du silence et de la nuit, libérant les pans secrets et cristallins de nos jeunes émois, des peines et de nos chagrins tardifs ou soudains. Et le mime, comme une dernière et pathétique expression silencieuse, pantomime de la colère, de la passion, jusqu'à l’abnégation, ne se fera entendre qu’aux confins d’une vérité, d’une réalité, de l’affliction rendues à la terre, au sol martelé de souffrance, d’attente et de solitude. Les duos, les complaintes s’échappaient, messages désespérés lâchés dans la nuit qui se perdaient, aussitôt rappelés, insoutenables, lancinants. Et quand la voix s’accordait un répit, quand l’homme éprouvé se réfugiait, contemplatif, qu’il écoutait dans une immobilité quasi religieuse le maître à la guitare, l’écho de ses derniers accords, celui du Cajon qui battait et cognait comme un cœur et le second guitariste, on se prenait à fouiller encore et encore le flot d’une histoire dont on ne saurait désormais ne plus voir ni effleurer la douleur et la peine. Et c’était à nouveau une source qui jaillissait, le chant fluide des mots bleus, des mots sombres de la nuit éternelle, de l‘espérance revigorée au rythme déchaîné de la danse primitive et mûre comme un fruit rouge…
J’écoute, je me fraie un petit passage discret au cœur de ce chœur musical, instrumental. Je voie le génie de la pensée porté par l’instrument, la guitare, emporter et forger une toute autre vie, une conscience commune parée des joyaux éternels de l’art transmis de générations en révolutions, de la mémoire solennelle.
Jamais la musique n’aura été si proche des sens, ne se sera faite si belle aura enveloppant le musicien, dansée au plus près du corps libéré, du corps exalté, du sentiment dépouillé et pur… Et pourtant, comme un ballet rigoureusement réglé, le langage commun s‘impose et revêt bien des consonances diversifiées, indéfectibles qui siéront à l'œuvre enfin délivrée. Il grave depuis des siècles l’inconscient partagé de nos existences, les codes essentiels et tous les récits de la culture Flamenca, des peuples de la fête. Ne louent-ils pas et à jamais toutes les promesses de l’amour, la chaleur humaine, celles du feu entraînant tout autour de lui les providentielles passions d'une seule traversée et l’unicité de nos rencontres
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Cristian, pour Eux
2 ème écriture le 24 / 09 / 2010
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