LE LIVRE DE SAN MICHELE
Ce n'est rien donner aux hommes
Que de ne pas se donner soi-même.
Axel Munthe
" ... Je devais avoir mon diplôme au printemps. La chance dans tout ce que je touchais,, une chance infaillible, stupéfiante, presque surnaturelle. Déjà j'avais appris à connaître la structure de cette merveilleuse machine qu'est le corps humain, le fonctionnement harmonieux de ses rouages dans la santé, dans ses détraquements dans la maladie et sa ruine finale de la mort. Déjà je m'étais familiarisé avec la plupart des maux qui enchaînent les hommes sur leurs lits de souffrance à l'hôpital. Déjà j'avais appris à manier les armes acérées de la chirurgie, à lutter à chances plus égales contre l'ennemie implacable, qui, la faux à la main, errait à la ronde dans les salles, toujours prête à frapper, toujours présente à toute heure du jour et de la nuit. De fait elle paraissait s'être installée là pour de bon, dans le vieil hôpital lugubre qui pendant des siècles avait abrité tant de souffrances et de malheur. Parfois Elle se précipitait à travers la salle frappant à droite et à gauche jeunes et vieux dans une rage aveugle, comme une folle,étranglant une victime d'une lente étreinte de sa main, arrachant le pansement d'une autre et laissant couler le sang de la plaie béante jusqu'à la dernière goutte. Parfois elle arrivait sur la pointe des pieds, silencieuse et calme; elle fermait de son doigt presque tendre les yeux d'un autre malheureux qu' Elle laissait étendu là presque souriant après son départ. Souvent, moi qui était là pour l'empêcher d'approcher, je ne savais pas qu'elle allait venir. Seuls les petits enfant au sein de leur mères sentaient sa présence, et s'éveillaient en sursaut avec un cri aigu de détresse, tandis qu' Elle passait. Et bien souvent une des vieilles sœurs, qui avaient passé leur vie dans les salles, La voyaient approcher juste à temps pour poser un crucifix sur le lit. Au début lorsqu' Elle se tenait au bord du lit victorieuse, moi à l'autre bord impuissant, je lui prêtais peu d'attention. Alors, la vie pour moi était tout; je savais que ma mission s'arrêtait là où la sienne commençait, et je me détournais simplement de mon sinistre collègue, dépité de ma défaite. Mais à mesure qu'elle me devenait plus familière je me mis à l'observer plus attentivement et plus je la voyais plus je désirais la connaître et la comprendre. Je commençais à me rendre compte qu' Elle avait sa part de travail comme moi, sa mission à remplir comme moi; que nous étions après tout camarades; que lorsque la bataille pour une existence était terminée et qu' Elle avait vaincu, il valait bien mieux se regarder les yeux dans les yeux sans crainte, et rester amis. Plus tard il vint même un moment où je pensai qu' Elle était ma seule amie, où je la désirai, et l'aimai presque, bien qu'elle me parût jamais se soucier de moi. Que ne pourrait- Elle m'enseigner si je parvenais seulement à lire dans son sombre visage ! Quels vide ne saurait-Elle pas remplir dans la connaissance superficielle de la souffrance humaine !
Elle qui seule avait lu le dernier chapitre absent de mes manuels de médecine, où tout s'explique, où tous les rébus sont résolus, où toutes les questions ont leur réponse. ! Mais comment pouvait- Elle être si cruelle, Elle qui pouvait être si douce ! comment pouvait -elle d'une main dérober tant de jeunesse et de vie lorsque de l'autre Elle pouvait donner tant de paix et de joies ! Pourquoi l'étreinte de sa main à la gorge d'une de ses victimes était-elle si lente, alors que le coup qu'elle portait à une autre était si rapide ? Pourquoi luttait- Elle si longtemps avec la vie d'un petit enfant alors qu'elle permettait à la vie des vieux de s'écouler dans un sommeil pitoyable ? Sa mission était- Elle bien de punir que d'assassiner ? Était- elle à la fois juge et bourreau ? Que faisait- elle de ceux qu'elle assassinait ? Avaient-ils cessé d'exister ou seulement dormaient-ils ? Où les emmenait-elle ? Était-Elle le maître suprême du royaume de la Mort ou seulement un vassal, un simple instrument aux mains d'un Maître bien plus puissant, le Maître de la vie ? Elle avait gagné aujourd'hui, mais sa victoire était-elle définitive ? Qui serait le vainqueur final, Elle ou la Vie ? Mais était-il vraiment certain que ma mission prît fin quand la sienne commençait ? Devais-je assister, spectateur impassible, à la dernière et inégale bataille; à l'écart impuissant et insensible, tandis qu'elle accomplissait son œuvre de destruction ? Devais-je détourner mon visage de ces yeux qui imploraient mon secours longtemps après que la parole avait disparu ? Ma main devait-elle abandonner ces doigts tremblants accrochés aux miens comme ceux d'un noyé à une paille ? J'étais défait mais non désarmé; j'avais encore en main une arme puissante. Elle possédait son soporifique éternel mais aussi le mien, que m'avait confié la bienveillante Mère Nature. Quand elle était lente à donner son remède, pourquoi n'aurais-je pas donner le mien, avec son pouvoir miséricordieux de changer l'angoisse en paix et l'agonie en sommeil ? N'était-ce pas ma mission d'aider à mourir ceux que je ne pouvais aider à vivre ?
La vieille sœur m'avait dit que je commettais un pêché terrible, que Dieu Tout-Puissant, dans sa sagesse impénétrable, l'avait voulu ainsi; que plus Il infligeait de souffrance à l'heure de la mort plus Il pardonnerait au jour du jugement . Même la douce sœur Philomène
m'avait jeté un regard désapprobateur lorsque, seul de mes camarades, j'étais venu avec ma seringue de morphine après que le vieil aumônier eut quitté le lit avec son St Sacrement.
Elles étaient encore là avec leurs grandes cornettes blanches, dans tous les hôpitaux de Paris, les tendres sœurs de St Vincent de Paul symboles du sacrifice. Le crucifix était encore au mur de toutes les salles, l'aumônier disait encore la messe tous les matins devant le petit autel de la salle Ste Claire; la mère supérieure, ma Mère, comme tous l'appelaient, faisait encore sa tournée de lit en lit tous les soirs après que l'ave Maria eut sonné ( ... )
AXEL MUNTHE
Pages 37 à 39
Édition Albin Michel - 1935 -
Traduit par P. Rodocanachi
Axel Martin Fredrik Munthe, né à Oskarshamn (Suède) le 31 octobre 1857 et mort à Stockholm le 11 février 1949, est un médecin et écrivain suédois, connu surtout pour être l'auteur du Livre de San Michele (1929), un récit autobiographique sur son travail et sa vie.
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