LES CAVALIERS - JOSEPH KESSEL
Lacs d'Altitude - Afghanistan - Les cinq lacs
LA REVANCHE DE JEHOL
( ... ) " Ouroz plissa les paupières... Pas de retour, cela, de toute manière, était sûr Et le but ? La frontière russe était proche. Ensuite Tachkent, Samarcande. Autrefois quand régnait le grand tzar blanc, Toursène, dans sa première jeunesse, avait connu leurs bazars, leurs mosquées. On passait alors sans peine. Maintenant, la police, les soldats veillaient des deux côtés. Ouroz secoua la tête avec dédain. S'il le voulait vraiment... Mais le voulait-il ?
Ouroz laissa aller Jehol au pas... Samarcande ... oui ... Il y avait aussi, du côté de l'Iran, ces déserts impitoyables, inconnus. Il pouvait s'y enfoncer, s'y perdre... Et aussi l'horizon où le soleil se lève. Après la province de Mazar, après le Kataghan, après le Badakchan, au bout de la terre Afghane, il y avait le Qual En Panja, le couloir du mystère, si haut, si haut qu'il touchait au toit du Monde... On y voyageait sur des buffles à fourrure blanche... L'homme des neiges y habitait ... Ainsi rêvant, Ouroz sortit du domaine. Alors, pensées, projets ou songes _ rien n'eut de sens pour lui.
Rien que la steppe. Devant lui. A lui.
Et ce n'était pas, cendrée rongée, limitée par les ombres montantes, la steppe qu'avait découverte un soi, au débouché de l'Hindou Kouch, un homme hagard, épuisé, pourri, prêt à pleurer de faiblesse et d'émotion _ en lequel Ouroz à présent était incapable de se reconnaître. C'était la steppe dans son élan sans limites et son fleuve d'herbes qui ondulait aussi loin que portait la vue, et son soleil plus large et plus fier et son ciel plus haut et plus vaste qu'ils ne l'étaient ailleurs dans le monde, et ses nuages ailés qui filaient sous le vent, et son parfum, son parfum surtout, fleur de l'absinthe amère et d'une liberté merveilleuse et sauvage.
La steppe toute entière. Devant lui. A lui.
A lui, né une deuxième fois pour elle. Net dans ses riches vêtements, fort et souple sur sa selle. Et libre, libre lui aussi comme personne sur terre n'avait pu et ne pouvait l'être, cavalier dont la course n'avait ni but ni retour.
Et sa monture n'était plus qu'une bête imprégnée de crasse, de sueur, de fange, affamée, écorchée. Il serrait entre ses cuisses l'étalon qui, en beauté, en vigueur, n'avait point son pareil. Et, comme lui, fils des steppes. Et dévoré comme lui par l'instinct de fondre sur ce frémissant espace. Il ne cherchait plus à faire montre de sa splendeur. Il avait le cou tendu, les narines dilatées, les oreilles couchées, comme si les fouettait déjà le vent de la course. Et de sa robe éclatante, le soleil et l'impatience tiraient des étincelles étoilées.
Par sa peau, ses os, ses nerfs, tout son sang, Ouroz, dans son désir, était avec Jehol une seule créature. Chaque instant l'enflammait davantage. L'attente devenait angoisse, tourment. Mais aussi, dans sa fièvre et sous son aiguillon, ineffable délice. Il fallait ne point céder. Et tenir, tenir jusqu'au point où la douleur et la volupté atteindraient une violence telle que, s'en affranchir, naîtrait une joie autant qu'elles enivrante.
Penché sur l'encolure de Jehol, les paupières presque closes sur ses yeux bridés, les pommettes en saillie aigüe sur les creux des joues, Ouroz raccourcissait, raccourcissait la bride du mors, écoutait cliqueter l'acier contre les dents de Jehol et chuchotait : " Non ... attends ... "
Ainsi, d'accord et en lutte à la fois, Ouroz et l'étalon se tenaient inclinés sur le bord de la steppe. Et Ouroz sentit une telle ardeur, une telle furie amassées, nouées dans le corps de Jehol qu'il se demanda si, dans son infirmité, il saurait rester en selle après leur détente. Ce fut ce qui le décida. Le rictus du loup laboura son visage. " Je vais bien voir ", se dit-il. Et, lâchant la bride, creusa de ses genoux les flancs de Jehol. Dans le même instant, il poussa le hululement barbare par lequel, du fond de la Mongolie jusqu'aux rivages de la Volga, les cavaliers, d'âge en âge, ont invoqué et défié les démons des grandes herbes à l'odeur amère.
Il avait tenu. Malgré la force de l'élan. Le choc du bond. La fureur, dès la première foulée, du galop. Il avait tenu.
Une fois encore, Ouroz connu la jouissance de l'orgueil. Mais seulement le temps d'une pensée. Un autre bonheur l'habita aussitôt et d'une telle nature que tout sentiment, hormis celui-là, était vide et mesquin. Vaste comme la steppe. Haut comme le firmament. Généreux comme le soleil. Pur comme le vent parfumé d'absinthe.
Pour l'étalon, son allure tenait moins de la course que du vol. Suspendu, étendu en l'air, il ne touchait le sol que pour s'en détacher d'un seul battement. Et Ouroz, le visage contre la crinière flottante, le corps léger, délié, comme fluide, n'avait point d'autre vœu que de flotter ainsi qu'il le faisait au-dessus de la steppe et si près d'elle que cette terre, cette herbe et sa propre essence lui semblaient confondues .
Chaque tresse du tapis sauvage qui glissait, filait sous le ventre de sa monture, lui était si familière depuis toujours qu'il en reconnaissait, nommait au vol les fils et la trame. Et les petits rongeurs, les habitants des touffes sèches, il savait leur espèce à leur museau, à leur pelage, quand, épouvantés par le tonnerre qui s'abattait sur eux, ils courraient vers leurs terriers et se tapissaient dans les sillons. Et Ouroz apercevait en esprit leur peuple minuscule qui, aussi loin que portait le martèlement des sabots, se tenait aux aguets, bruissait, crissait, chuchotait. Il songea à l'hiver qui allait bientôt étendre sa neige sur la terre plus courte, aux blanches tempêtes sous le ciel noir, aux fuseaux de givre sur les buissons, au souffle des chevaux changé en vapeur épaisse, au tintement du gel pour chacun de leur pas.
Et puis s'élevait le ciel, s'éloignait l'horizon, fondait la neige, craquait la glace, bruissaient, cliquetaient, bouillonnaient, grondaient sources, rus, ruisseaux torrents éphémères et la steppe, soudain, dans son immensité, n'était que fleurs éclatantes qui, au vent, du printemps, balançaient les mille couleurs de leurs corolles. Tout en était recouvert. Les cabanes misérables, les refuges en ruine pour troupeaux et bergers portaient sur leurs toits et leurs décombres des jardins miraculeux. Ensuite, les herbes étaient si hautes, si denses qu'un homme à cheval ne s'y voyait plus et l'odeur des absinthes neuves donnait le vertige.
Ainsi courait, volait Ouroz à travers la steppe, dans sa majesté, son silence et toutes ses saisons. Et si, d'aventure, il fut en paix, en félicité avec le monde et lui-même, ce fut bien alors. Mais il était fait pour vouloir du sort et de lui-même toujours davantage. Un bonheur égal, étale, finit par ne plus être un bonheur. Ouroz détacha sa tête de la crinière de Jehol et chercha autour de lui nourriture pour son insatiable exigence.
Le jour était près de son terme. Le ciel portait déjà les flammes du crépuscule. Le long de la nue voguaient des nuages qui ressemblaient à des oiseaux de fable, frangés, ourlés de pourpre. Plus bas, planaient, appuyés sur toute leur envergure, les aigles de la steppe en quête d'une dernière proie avant la nuit. Ouroz envia d'une envie désespérée les nuages aux ailes de feu et les rapaces dans leur vol lisse. Combien rapides ! Combien légers ! Et Jehol, combien lourd et lent !
Pages 497 à 499
Édition Gallimard - 1967 -
Oeuvre à voir / Lien :
http://lecrayondor.forumactif.com/t6025-cavaliers-des-steppes