JEAN GUITTON - EXTRAIT I
« On
ne vit qu’une fois; lorsque la mort te frappera, auras-tu bien utilisé
ta vie ? L’auras-tu utilisée de façon conforme à son objectif éternel : la
louange de Dieu ? Si ce n’est pas le cas, tu n’auras plus aucun moyen de
rectifier la trajectoire que tu auras suivie. On ne vit qu’une fois .»
« Dieu
n'a qu'une seule passion : aimer et vouloir être aimé. Il ne peut pas
ne pas aimer, presque comme si c'était une faiblesse, alors que, bien
sûr, c'est sa force .» " La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu'en avant ."
SÖREN KIERKEGAARD
Où l'on me voit en grand péril et où sainte Thérèse de Lisieux bataille en ma faveur
Saint Pierre m'interrogea en premier.
_ Jean Guitton, qu'as-tu fait de ta vie ?
_ J'ai philosophé.
_ Qu'est-ce à dire ?
_ J'ai appris à mourir.
_ Comment l'as-tu appris ?
_ En regardant le Christ.
_ Qui t'as appris à le regarder ?
_ Celle qui lui a donné le jour et qui l'a regardé mourir sur la croix. C'est elle qui me l'a appris.
_ Comment te l'as-t-elle appris ?_ Pendant que je faisais un livre sur elle.
Saint Jean prit la parole. Il est mon saint patron. La veille du jour où Jésus a souffert, il a reposé sa tête sur la poitrine du Seigneur. Tel fut le sacrement par lequel il reçut la connaissance de l'insondable. Moi, je l'ai jamais. Cent ans qu'il me parlait des ta tou kuriou pneumatika * . Et aujourd'hui je le voyais. Sa voix était plus ferme que je ne l'aurais cru. Sa taille était plus haute. Son visage rayonnait l'éclat de la Vérité.
_ Jean, me demanda-t-il, qu'est-ce que mourir ?
_ C'est tout perdre, tout abandonner et s'abandonner entre les mains de Dieu.
_ Pourquoi est-ce important de mourir ?
_ Parce que c'est le seul moment de la vie où l'on peut donner absolument tout et sans retour.
_ Et qu'est-ce que bien vivre ?
_ C'est vivre chaque instant comme on mourrait si on mourait bien.
_ Qu'est-ce que mourir bien ?
_ Je regardais sainte Thérèse et la réponse me vint, fulgurante :
_ Mourir d'Amour.
_ Jean, qu'est-ce que l' amour ?
_ Aimer, c'est tout donner et se donner soi-même. Saint Jean se recueillit. Oznamam demanda :
_ Jean, est-ce triste de mourir ?
_ C'est triste pour les autres.
_ Et pour soi-même ?
_ C'est triste, si on pense à la tristesse des autres .
_ Jean, es-tu mort triste ?
_ J'ai voulu persévérer dans la joie.
_ Au moment de ta mort, avais-tu pleine foi en la vie éternelle ?
_ Oui, et pourtant je suis encore tout surpris de ne pas être anéanti.
_ Avais-tu donc des doutes ?
_ Non, mais j'étais tenté par le désespoir.
_ Je comprends. Le plus difficile, c'est d'espérer. On me dit que tu as été tenté au moment de la mort.
_ Oui, mais Blaise Pascal est venu me réconforter.
_ Qu'as-tu voulu écrire en tant de livres ?
_ J'ai voulu savoir si tout cela était vrai. Ayant bien étudié, j'ai jugé que ce l'était. Je l'ai écrit. J'en ai dit les motifs et les raisons.
Je regardais tous ces gens autour de moi et dis simplement :
_ J'avais raison.
C'est alors saint Thomas d'Aquin qui prit la parole. Il me demanda :
_ Jean, qu'aurais-tu fait, si la vérité eût été que le christianisme fût faux ?
_ J'aurais préféré la vérité.
_ Pourquoi crois-tu en Jésus Christ ?
_ Je crois au christianisme parce qu'il est vrai. _ Jean, qu'est-ce que la vérité ?
_ Le Vrai, c'est Celui qui est.
_ Jean, qu'est-ce que le jugement de Dieu sur l'homme ?
_ La manifestation du jugement de l'homme sur Dieu.
_ Quel est ton jugement sur Dieu ?
_ Je crois que Dieu est vrai. Je crois que Dieu est juste. Je crois que Dieu est amour.
Le Christ hocha la tête. Saint Pierre me questionna d'un ton soudain plus grave.
_ Nous avons tous ici défini l'amour avec les mots de Thérèse de Lisieux : aimer, c'est tout donner et se donner soi-même. Je dois maintenant poser en présence de tous la grande et l'unique question : Jean, t'es-tu donné ?
Je ne répondis pas. Il renouvela sa question.
_ Jean t'es-tu donné ?
Mais je ne répondis pas. Il demanda une troisième fois :
_ Jean, t'es-tu donné ?
A ce moment, je m'évanouis et j'aurais glissé à bas de mon fauteuil, si deux anges suisses ne s'étaient précipités pour me soutenir. Je redressai la tête. De grosses larmes coulaient sur mes joues. Saint Pierre reprenait la parole.
_ Jean, ton dernier jour est déjà venu et passé. C'est maintenant l'Heure suprême. Le Juge va prononcer. Songe que c'est l'Amour qui te juge. C'est sur l'Amour que tu es jugé. Tu dois pouvoir répondre à cette dernière question. Jean, t'es-tu donné ?
Alors, lentement, avec difficulté, moi, Jean Guitton, me levai. Saint Pierre voulut me dire de rester assis, mais Thérèse lui toucha la main et il laissa faire. Je me tenais très droit malgré mon âge, les deux poings crispés sur ma canne. L'Ange Procureur, sévère, observait. Il quitta son banc et vint se tenir à ma gauche. Ainsi flanqué, je commençai, d'une voix enrouée, qui s'éclaircit, et j'allais continuant, d'une voix toujours rauque mais crescendo.
_ J'ai vécu. Je suis mort. Je suis enterré. Mon âme est nue, accrochée à un je-ne-sais-quoi de vertigineux, comme un arbuste au flanc de la falaise. Je ne puis plus rien de tout ce que je croyais être. Je n'ai plus rien de tout ce que je croyais avoir. Ah ! Si j'avais tout donné, ou simplement tout perdu de mon vivant, je ne me sentirais pas si gluant. Qui pourra me dire pourquoi je me sens si gluant
!
" La couleur est la gloire de la lumière "
JEAN GUITTON
* " Tout ce qui remplissait l'esprit du Seigneur "
Mon Testament Philosophique
Page 206 à 212
Édition Pocket
A SUIVRE - Extrait II