JEAN GUITTON - EXTRAIT II - SUITE
l'Extrait I : CLIQUER ICI
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( ... ) L'Ange Procureur répondit :
_ Ce sont les honneurs, dont tu as été avide, c'est ton désir de gloire, ton souci de survivre dans la mémoire des hommes.
_ Je me disais : c'est pour la gloire de Dieu.
_ Et ce n'était que pour la tienne.
_ Qui me dira pourquoi la substance de mon âme est toute encollée ?
_ C'est tout l'argent que tu as gagné.
_ Je me disais : ce sera pour les bonnes œuvres.
_ Et ce n'était que pour contenter ta rapacité.
_ Qui me dira pourquoi je me sens plus poisseux qu'une mouche au rayon de miel ?
_ C'est ta passion de célébrité. Elle suinte du fond de ton âme. Elle t'a mille fois conduit à l'ambiguïté, au silence et à l'omission. Aux lâches concessions. Jusqu'au bord de la trahison.
Je protestai faiblement. L'Ange procureur me lança un regard droit, objectif et juste. Je rentrai sous terre, ut ita dicam 1. Saint Pierre, toutefois, intervint :
_ Jean, exprime-toi.
_ Ô saint Pierre ! Je me sens pécheur et grand pécheur, je l'ai dit, mais le souci de la vérité obligerait, je crois, à nuancer les propos de Messire l'Ange.
_ Voyez toujours ce même orgueil ! Il se connaît lui-même mieux que les Anges ne le connaissent ! C'est alors que sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus a levé la main. Et saint Pierre lui donna la parole avec ces mots :
_ Thérèse, nous savons ton respect de la vérité. Peux-tu expliquer à tous les présents qui est Guitton ?
_ On le voit d'abord comme un distrait. C'est vrai qu'il l'est. En plus il est myope. Pour économiser du temps, il confie à son pilote automatique la conduite d'une grande part de sa vie. C'est pourquoi il se donne rarement à ses interlocuteurs. Il se contente de leur abandonner un personnage social, un être impersonnel, qui marche par réflexe et fonctionne par habitude. Il a du mal à se rendre présent et à s'ouvrir aux autres. Quand il y parvient, il est rayonnant, il est éclatant de vie et d'esprit, son charme est irrésistible. Plus souvent il est absent, un peu triste et retranché.
_ Est-ce la paresse ou timidité ?
_ Plutôt tempérament et négligence à se réformer.
_ Pourquoi cette distraction ?
_ Parce qu'il n'arrête aps de penser. Ce n'est pas un crâne qu'il a, c'est un geyser à idées. Il vit dans une réflexion continue. Les gens le prennent pour un orgueilleux, un égoïste ou un original qui se désintéresserait de tout ce qui les passionne. Ils se trompent. C'est plutôt qu'il ne s'y intéresse pas à leur façon. Il ne s'en moque pas, il reste au-dessus. Il regarde toujours tout de haut, de loin, du point de vue de l'éternité. Cela donne un air absent à cet automate pensif. On n'ose pas lui dire que beaucoup de gens sourient dans son dos, y compris ceux qui lui font des courbettes. Mais on se rend bientôt compte que, dans sa distraction, il est resté attentif, et que, dans sa candeur, il est plus fin que les Machiavel. Alors on le prend pour un fourbe et, comme il réussit, on le jalouse.
_ Thérèse, Guitton est-il fourbe ou candide ?
_ Il n'y a pas que de la candeur chez lui. Où plutôt la candeur est la forme la plus fréquente de son hypocrisie. Beaucoup croient le duper, il le leur laisse croire, et c'est lui qui les dupe. Il est trop adapté à la comédie humaine. Très désabusé sur les vanités, il en a gardé le besoin et n'a pas assez de vertu pour les fouler aux pieds. Il connaît à fond le jeu des machiavélismes, mais il n'estime pas assez les hommes et ne s'estime pas assez lui-même pour croire qu'il lui serait possible de réussir sans le secours des petits moyens. Il est ingénieux à les découvrir. Il en use avec un talent supérieur. Il calcule et manipule.
_ Ce n'est donc pas un pur ?
_ Il est ambitieux, mais avec trop d'indolence pour réussir ailleurs que dans les domaines où naturellement il excelle sans efforts. Il aurait été saint, et peut-être même aurait-il mieux réussi, s'il s'était moins fié à la ruse et plus à la Providence.
_ Nous comprenons mieux cette âme et nous te remercions de nous éclairer. Sans aucun doute, nous sommes en présence d'une personnalité très riche, puissante et séduisante. Mais chacun sait ici que nous devons juger sur l'amour. Thérèse, quelle est ton opinion sur ce point ?
_ Dès sa jeunesse, plusieurs fois, il s'est donné, il s'est repris.
_ Et à la fin ?
_ A la fin ? Je crois qu'il s'est donné et qu'il est mort sur la lancée de ce don.
_ Thérèse, peux-tu prouver ce que tu avances ?
_ J'ai un Témoin .
Suite, dans le Livre, Mon Testament Philosophique, page 213
- Où l'on a la surprise de voir citer François Mitterrand comme témoin à décharge -
- 1 " Pour ainsi dire ", Expression fréquente dans Cicéron
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