LA RABOUILLEUSE - H . DE BALZAC -
( ... ) La lettre, en tremblotant dans les mains de Mme Rouget, accusait l'effroi de son âme et de son corps. La tante n'osa regarder son neveu, qui fixait sur elle deux yeux d'une expression terrible.
" J'ai confiance en vous, dit-il, vous le voyez; mais je veux du retour. Je vous ai faite ma tante pour pouvoir vous épouser un jour. Vous valez bien Esther auprès de mon oncle. Dans un an d'ici, nous devons être à Paris, le seul pays où la beauté puisse vivre. Vous vous y amuserez un peu mieux qu'ici, car c'est un carnaval perpétuel. Moi, je rentrerai dans l'armée, je deviendrai général et vous serez alors une grande dame. Voilà notre avenir, travaillez-y ... Mais je veux un gage de notre alliance. Vous me ferez donner, d'ici à un mois, la procuration générale de mon oncle, sous prétexte de vous débarrasser ainsi que lui des soins de la fortune. Je veux, un mois après, une procuration spéciale pour transférer son inscription. Une fois l'inscription en mon nom, nous aurons un intérêt égal à nous épouser un jour. Tout cela, ma belle tante, est net et clair. Entre nous, il ne faut pas d'ambiguïté. Je puis épouser ma tante après un an de veuvage, tandis que je ne pouvais pas épouser une fille déshonorée. "
Il quitta la place sans attendre de réponse. Quand, un quart d'heure après, la Védie entra pour desservir, elle trouva sa maîtresse pâle et en moiteur, malgré la saison. Flore éprouvait la sensation d'une femme tombée au fond d'un précipice, elle ne voyait que ténèbres dans son avenir; et sur ces ténèbres se dessinaient, comme dans un lointain profond, des choses monstrueuses, indistinctement aperçues et qui l'épouvantaient. Elle sentait le froid humide des souterrains. Elle avait instinctivement peur de cet homme, et néanmoins une voix lui criait qu'elle méritait de l'avoir pour maître. Elle ne pouvait rien contre sa destinée : Flore Brazier avait par décence un appartement chez le père Rouget ; mas Mme Rouget devait appartenir à son mari , elle se voyait ainsi privée du précieux libre arbitre que conserve une servante-maîtresse. Dans l'horrible situation où elle se trouvait, elle conçut l'espoir d'avoir un enfant ; mais, durant ces cinq dernières années, elle avait rendu Jean-Jacques le plus caduque des vieillards. Ce mariage devait avoir pour le pauvre homme l'effet du second mariage de Louis XII. D'ailleurs la surveillance d'un homme tel que Philippe, qui n'avait rien à faire, car il quitta sa place, rendit toute vengeance impossible. Benjamin était un espion innocent et dévoué. La Védie tremblait devant Philippe. Flore se voyait seule et sans secours ! Enfin, elle craignait de mourir; sans savoir comment Philippe arriverait à la tuer, elle devinait qu'une grossesse suspecte serait son arrêt de mort : le son de cette voix, l'éclat voilé de ce regard de joueur, les moindres mouvements de ce soldat, qui la traitait avec la brutalité la plus polie, la faisait frissonner. Quant à la procuration demandée par ce féroce colonel, qui pour tout Issoudun était un héros, il l'eut dès qu'il la lui fallut ; car Fore tomba sous la domination de cet homme comme la France était tombée sous celle de Napoléon. Semblable au papillon qui s'est pris les pattes dans la cire incandescente d'une bougie, Rouget dissipa rapidement ces dernières forces.
En présence de cette agonie, le neveu restait impassible et froid comme les diplomates, en 1814, pendant les convulsions de la France Impériale.
Philippe, qui ne croyait guère en Napoléon II, écrivit alors au ministre de la Guerre la lettre suivante que Mariette fit remettre par le Duc de Maufrigneuse.
Monseigneur,
Napoléon n'est plus, j'ai voulu lui rester fidèle après lui avoir engagé mes serments ; maintenant, je suis libre d'offrir mes services à sa Majesté. Si Votre Excellence daigne expliquer ma conduite à Sa Majesté, le Roi pensera qu'elle est conforme aux lois de l'honneur, sinon à celles du Royaume. Le Roi, qui a trouvé naturel que son aide de camp, le général Rapp, pleurât son ancien maître, aura sans doute de l'indulgence pour moi : Napoléon fut mon bienfaiteur.
" Je supplie donc Votre Excellence de prendre en considération la demande que je lui adresse d'un emploi dans mon grade, en l'assurant ici de mon entière soumission. C'est assez vous dire, Monseigneur, que le Roi trouvera en moi le plus fidèle sujet.
" Daignez agréer l'hommage du respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
De Votre Excellence,
Le très soumis et très humble serviteur,
Philippe Bridau,
Ancien chef d'escadron aux dragons de la Garde,
Officier de la Légion d'honneur, en surveillance
sous la haute police à Issoudun.
A cette lettre était jointe une demande en permission de séjour à Paris pour affaires de famille, à laquelle M. Mouilleron annexa des lettres du maire, du sous-préfet et du commissaire de police d'Issoudun, qui tous donnaient les plus grands éloges à Philippe, en s'appuyant sur l'article fait à propos du mariage de son oncle
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LA RABOUILLEUSE
Pages 407 à 410
Édition : Le Livre de Poche
Jean-Claude Pascal et Madeleine Robinson