IVAN TOURGUENIEV - NOUVELLES -
FANTÔMES
XXIII
Nous volions plus lentement que de coutume, et cela me permit de voir se dérouler sous mes yeux, tel le volume d'un panorama infini, l'espace sans bornes de mon pays natal... Des forêts, des taillis, des champs, des fossés, des fleuves _ parfois des villages et des églises _ puis, encore des champs et des forêts, des taillis, et des fossés. Je devins mélancolique et me sentis envahir par une sorte de morne indifférence. Et ce n'était point parce que je survolais la Russie. Oh ! non ...
Cette terre _ cette surface plane _ qui s'étendait sous moi; tout notre globe avec ses habitants éphémères, sa population infirme, écrasée par le besoin, le chagrin, la maladie, enchaînée à une masse de poussière méprisable; l'écorce fragile et rugueuse enveloppant ce grain de sable qu'est notre planète; la moisissure que nous appelons gravement le règne organique; les hommes _ ces moucherons mille fois plus insignifiants que les vrais moustiques _ ; leurs habitacles modelés dans la boue, les traces imperceptibles de leur agitation monotone, de leur lutte ridicule contre l'inéluctable et le préétabli _ tout cela me donnait subitement la nausée... Mon coeur se souleva lentement et je n'eus plus la moindre envie de contempler, en badaud, ces tableaux insignifiants, cette foire aux vanités ...
L'ennui me gagna _ et même quelque chose de pire que l'ennui ... Je n'éprouvais point de commisération pour mes frères; toutes mes émotions s'étaient éteintes, englouties dans un sentiment unique que j'ose à peine nommer, un sentiment de dégoût de ma propre personne, plus intense et plus pénétrant que celui que je ressentais pour tout le reste.
" Laisse cela, souffla Ellys, laisse cela... Je ne vais plus pouvoir te porter... Tu deviens trop pesant...
_ Va-t'en chez toi! lui répondis-je du ton sur lequel je parle à mon cocher qund je quitte, sur les quatre heures du matin, des amis moscovites chez qu j'ai passé l'après-souper à discuter de l'avenir de la Russie et de l'importance de la communauté.
_ Va- t'en chez toi! ... Va-t'en chez toi! ... répétai-je en fermant les yeux
XXIV
Je les rouvris bientôt... Ellys se serrait étrangement contre moi; il semblait qu'elle eût voulu me rebrouer. Je la regardai, et mon sang se glaça... Quiconque a eu l'occasion de voir se peindre sur le visage de son voisin une épouvante sans nom, dont il ne peut deviner la raison, celui-là me comprendra... La terreur, une terreur affreuse, défigurait les traits évanescents d'Ellys et les faisait grimacer. Jamais je n'ai rien vu de tel sur un visage humain. Un fantôme de brume, sans vie, une ombre..., et à côté de cela cet effroi mortel...
Ellys, qu'as-tu donc? demandai-je enfin.
_ C'est elle !...C'est elle ! ... répondit le fantôme avec effort ... C'est elle !...
_ C'est elle ? ... Qui donc ?
_ Ne la nomme pas ... Surtout, ne l'appelle pas par son nom, balbutia ma compagne ... Nous devons la fuir, sans quoi tout est perdu..., perdu..., à jamais... Oh ! regarde..., regarde..., là-bas ! "
Je tournai la tête dans la direction qu'elle m'indiquai d'une main tremblante et aperçus quelque chose..., quelque chose de vraiment plus effrayante qu'elle n'avait point de contours déterminés... Cela était lourd, sinistre, jaune sombre, bigarré comme le ventre du lézard... Une sorte de nuée, de brouillard, qui se déroulait lentement comme un serpent, et se déployait au-dessus du sol... Cela avançait en oscillant lentement, d'un ample mouvement de va-et-vient, de haut en bas, comme un oiseau de proie qui plane sur ses grandes ailes ouvertes, en quête d'une victime; parfois, la chose sans nom se collait à la terre d'un mouvement répugnant _ comme une araignée à la mouche qu'elle vient de saisir... Qu'était-ce que cette masse horrible ? ...
Sous son influence néfaste _ cela, je le voyais, je le sentais _, tout disparaissait et sombrait dans le néant... Il s'en dégageait une froide odeur de pourriture et de charogne; la nausée me montait à la gorge, mes yeux voyaient trouble, mes cheveux se hérissaient sur mon crâne... Et elle avançait toujours, cette force inéluctable, à laquelle rien ne résiste et qui régit tout, force aveugle, innombrable et absurde, force omnisciente qui choisit ses victimes comme un oiseaux de proie, les étouffe et les pique de son dard glacé de reptile.
" Ellys! Ellys! m'écriai-je comme un fou... C'est la mort! C'est la mort elle-même! "
Un son plaintif, comme j'en avais entendu déjà, un cri humain s'échappa de ses lèvres. Nous nous élançâmes... Mais notre vol était singulièrement, terriblement agité... Ellys trébuchait, tombait, se jetait d'un côté et de l'autre, comme une perdrix, quand elle est mortellement blessée, ou quand elle veut égarer le chien, loin de ses petits...
Cependant des sortes d'antennes ou de tentacules, longues et sinueuses, se détachèrent de la masse immonde et se jetèrent à notre poursuite... La silhouette d'un immense cavalier, monté sur un coursier blanc, se dessina soudain et s'éleva sous la voûte des cieux... Ellys s'agita encore plus nerveusement, encore plus fébrilement :
" Elle a vu ! Tout est fini ! Je suis perdue ! s'écriait-elle d'une voix entrecoupée, à peine perceptible... Oh ! que je suis malheureuse !J'aurais pu profiter, boire la vie, m'en pénétrer..., et à présent... C'est la fin..., le néant... "
Cela devenait insupportable... Je perdis connaissance...
EXTRAITS
Premier Amour et Nouvelles
Présenté par A. Maurois
Pages 238 à 241
Le Livre de Poche
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Camile Claudel - La Parque -