AZIYADE - PIERRE LOTI -
Je veille, et, nuit et jour, mon front rêve enflammé,
Ma joue en pleurs ruissèle,
Depuis qu'Albaydé dans la tombe a fermé
Ses beaux yeux de gazelle
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VICTOR HUGO, Orientales
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Nasreddine DINET
( ... ) La chose froide que je tenais serrée dans mes bras était une borne de marbre plantée dans le sol.
Ce marbre était peint en bleu d'azur, et terminé en haut par un relief de fleurs d'or. Je vois encore ces fleurs et ces lettres dorées en saillie, que machinalement je lisais...
C'était une de ces pierres tumulaires qui sont en Turquie particulières au femmes, et j'étais assis sur la terre, dans le grand cimetière de Kassim-Pacha.
La terre rouge et fraîchement remuée formait une bosse de la longueur d'un corps humain ; de petites plantes déracinées par la bêche étaient posées sur ce guéret les racines en l'air ; tout alentour, c'étaitent la mousse et l'herbe fine, des fleurs sauvages odorantes.
_ On ne porte ni bouquet ni couronnes sur les tombes turques. Ce cimetière n'avait pas l'horeur de nos cimetières d'Europe ; sa tristesse orientale était plus douce, et aussi plus grandiose. De grandes solitudes mornes, des collines stériles, çà et là plantées de cyprès noirs ; de loin en loin, à l'ombre de ces arbres immenses, des mottes de terre retournées de la veille, d'antiques bornes funéraires, de bizarres tombes turques, coiffées de tarbouchs et de turbans.
Tout au loin, à mes pieds, la Corne d'or, la silhouette familière de Stamboul, et là-bas, Eyoub !
C'était un soir d'été ; la terre, l'herbe sèche, tout était tiède, à part ce marbre autour duquel j'avais noué mes bras, qui était resté froid ; sa base plongeait en terre, et se refroidissait au contact de la mort.
Les objets extérieurs avaient ces aspects inaccoutumés que prennent les choses, quand les destinées des hommes ou des empires touchent aux grandes crises décisives, quand les destinées s'achèvent.
On entendait au loin les fanfares des troupes qui partaient pour la guerre sainte, ces étranges fanfares turques, unisson strident et sonore, timbre inconnu à nos cuivres d'Europe ; on eût dit le suprême hallali de l'islamisme et de l'orient, le chant de mort de la grande race de Tchengiz.
Le yatagan turc traînait à mon côté, je portais l'uniforme de yusbâchi ; celui qui était là ne s'appelait plus Loti, mais Arif, le yusbâchi Arif-Ussam; _ j'avais sollicité d'être envoyé aux avant-postes, je partais le lendemain ...
Une tristesse immense et recueillie planait sur cette terre sacrée de l'islam ; le soleil couchant dorait les vieux marbres verdâtres des tombes, il promenait des lueurs roses sur les grands cyprès, sur leurs troncs séculaires, sur leur mélancolique ramure grise. Ce cimetière était comme un temple gigantesque d'Allah ; il en avait le calme mystérieux, et portait à la prière.
J'y voyais comme à travers un voile funèbre, et toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête avec le vague désordre des rêves ; tous les coins du monde où j'ai vécu et aimé, mes amis, mon frère, des femmes de diverses couleurs que j'ai adorées, et puis, hélas ! l'ombre de nos tilleuls, et ma vieille mère...
Pour elle qui est là couchée, j'ai tout oublié !... Elle m'aimait, elle, de l'amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi ; et tout doucement, lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est morte de douleur, sans m'envoyer une plainte. J'entends encore sa voix grave me dire : " je ne suis qu'une petite esclave circassienne, moi ... Mais, toi, tu sais ; pars, Loti, si tu le veux ; fais suivant ta volonté ! "
Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier ; des milliers d'hommes criaient ensemble le nom terrible d'Allah, leur clameur lointaine montait jusqu'à moi et remplissait les grands cimetières de rumeurs étranges. Le soleil s'était couché derrière la colline sacrée d'Eyoub, et la nuit d'été descendait transparente sur l'héritage d'Othman...
... Cette chose sinistre qui est là-dessous, si près de moi que j'en frémis, cette chose sinistre déjà dévorée par la terre, et que j'aime encore... Est-ce tout, mon Dieu ? ... Ou bien y-a-t-il un reste indéfini, une âme, qui plane ici dans l'air pur du soir, quelque chose qui peut me voir encore pleurant là sur cette terre ? ...
Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, mon coeur, qui s'était durci et fermé dans la comédie de la vie, s'ouvre à présent à toutes les erreurs délicieuses des religions humaines, et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si tout n'est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai bientôt peut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir
...
PIERRE LOTI
AZIYADE
Pages 220 à 222
Édition : Flammarion