ANTONIN LADINSKI - NE EN 1896 -
NOIR ET BLEU
Nous regardons de nos yeux de poisson
Ce monde, et enjambons son seuil,
Comme si la vague d'une grande tempête
Nous avait rejeté sur le sable.
Avant le coucher du soleil,
Avec peine nous respirons
L'air bleuâtre
Et l'avalons. Et nous brûlons en le buvant.
Nous nous hâtons de parler
A la jeune fille terrestre aux joues roses.
Nous nous hâtons de répandre devant elle
Nos plaintes sur ces océans glacés.
Mais l'eau noire et sourde
Du lourd reflux, de nouveau, d'un seul coup de sa brasse,
Nous entraîne vers les abîmes,
A jamais vers l'humide éternité.
O Nausicaa, tu t'es baignée
Sur ce rivage sablonneux
Où demeure le petit poisson mort
Couché sur son côté d'or.
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Nous habitons
Dans son éther
Bleu ciel,
Cet énorme univers.
Mais, dans ce céleste éther,
Nous sommes, douloureusement,
Deux hérissons
Dans une maison étroite.
Difficile est la vie
Pour les âmes épineuses
Gravissant l'escarpement
Paradisiaque.
Monter, c'est s'approcher.
S'approcher, ça fait mal.
Le ciel est d'autant plus bas,
D'autant plus noir.
La rose nous blesse
De coups d'épines.
Et les larmes nous empêchent
De nous voir.
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LA CHASSE
Dans les fourrés bleus du Parnasse,
Aux abois, tel un fauve dangereux,
Poète, ton vers s'épuise, après avoir jailli.
Et dans les bosquets sa voix claire s'affaiblit.
Dans le tumulte des meutes ardentes
Se noie ta voix solitaire,
Lorsque vole à bride abattue
L'impitoyable poursuite.
Et dans le cercle fatal,
Sous la grêle des flèches, dans le coeur des Clairons,
Le petit fauve hurle. Dans sa course,
Son croc a déchiré le ventre du chien.
Tandis que la muse dans l'azur des chênes,
En tordant ses bras frénétiques,
Croit toujours entendre l'airain des cors
Et le chant épais des flèches empennées.
Et de loin deux petites pupilles troubles,
Au milieu d'un poil raide et piquant,
Lancent un regard fraternel
A ses immenses yeux bleus.
NOIR ET BLEU
ANTHOLOGIE de la POESIE RUSSE
Édition : Bordas - 1947 -
Pages : 409 à 411
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Le Pêcheur et la Sirène
Lord F. Leighton