ALEXANDRE BLOK - POESIES -
1880-1921
Hier, hautain et fier, aujourd'hui je suis
Avec une bohémienne au paradis,
Et me voici humblement la priant :
" Tzigane, danse, danse ma vie ! "
Qu'elle dure longtemps, la danse atroce,
Et devant moi ma vie passe,
Telle une rêverie abjecte,
In sensée, belle et somnolente ...
Tantôt ma bohémienne tourne en lançant son bras en arrière ;
Tantôt, comme un serpent, elle rampe et, sourdement,
La voilà toute pâmée, dans la langueur de l'ennui,
Et le tambourin tombe de ses mains.
O ma richesse d'autrefois !
Mais tout ça ne vaut pas un sou !
L'hostilité, l'amour, la réputation et l'or !
Tout ça, et plus encore, l'angoisse mortelle.
( POESIES, VOL III . )
Cloué au zinc du bistrot,
Saoul depuis longtemps, tout m'est égal.
Et sur la troïka voilà mon bonheur
Emporté dans une fumée d'argent ...
Sur la troïka, mon bonheur qui s'envole. Le voilà enfoui
Dans la neige du temps, dans le lointain des siècles...
Mais dans le brouillard d'argent, sous les fers du cheval,
Il a serré, noué mon âme.
Il lance des étincelles dans ces sourdes ténèbres,
Tant d'étincelles que, tout entière, la nuit s'éclaire.
Les grelots du collier balbutient sous l'arc
Que le bonheur n'est plus ....
Mais toute la nuit,
On voit et l'on entend les harnais d'or.
Et toi, mon âme sourde,
Ivre ! tu es ivre morte .
Dans le sombre parc, sous un aulne,
A l'heure morte de minuit,
Un cygne blanc que la rame rend craintif
A caché son cou dans ses ailes.
Je suis tout mémoire, tout oreille.
Tu es avec moi, triste esprit.
Je le sais, je le vois : voici la trace
Lavée par l'orage des multiples années.
Dans les ombres du deuil de l'aulne,
J'entends respirer doucement un parfum.
J'entends le frôlement d'une âme
Qui frémit dans le feuillage mat.
Mais, derrière l'orage des ans passionnés,
On dirait que tout est fantôme ou délire.
Tout ce qui fut n'est plus,
Tout s'est perdu dans le brouillard des étangs
( POESIES, Vol. III )
DANS LES DUNES
Je n'aime point ce creux vocabulaire
De mots d'amour et de piteuses expressions :
" Tu es à moi, je suis à toi, je t'aime, à toi pour toujours . "
Je n'aime pas l'esclavage. Mon libre regard,
Je le plonge dans les yeux d'une jolie femme.
Et je lui dis : " Aujourd'hui, c'est la nuit. Mais demain
Sera un jour nouveau et rayonnant. Viens !
Prends-moi, je m'en irai, demain je chanterai ! "
Mon âme est simple.
Nourrie par le vent salé des mers et l'odeur résineuse
Des pins, toujours elle garde ces signes
De mon visage hâlé.
Et je suis beau de la beauté dénudée
Des sables mouvants, des mers septentrionales.
C'est à quoi je pensais en flânant
Sur les frontières de la Finlande et en m'efforçant
De pénêtrer le parler obscur des Finlandais mal rasés,
Aux yeux verts.
Le silence était debout. Devant le quai,
Un train prêt à partir déployait sa vapeur.
Et les douaniers russes paresseusement
Étaient couchés sur la butte sablonneuse
Où finissait la voie.
Là s'ouvrait un pays nouveau.
Et un temple russes, orphelin, regardait
Vers ce pays inconnu, étranger.
Ainsi je pensais. Et la voici qui apparaît,
Debout sur le talus !
Ses yeux étaient roux de sable et de soleil,
Ses cheveux, résineux comme les pins,
Retombaient sur ses épaules en bleus chatoiements.
La voici ! Et elle a croisé son regard de fauve
Avec mon regard de fauve. Elle rit
D'un rire criard. Elle a jeté sur moi
Une touffe d'herbe et une poignée dorée
De sable. Puis elle s'est relevée brusquement
Et, bondissant, s'est enfuie jusqu'au bas du talus.
Et moi, de loin, je l'ai poursuivie. J'ai éraflé
Mon visage aux aiguilles de pins, ensanglanté mes mains,
Déchiré mon habit. Je criais et je poursuivais ce fauve.
Et je criais encore et je l'appelais.
Et ma voix passionnée était comme le son d'un cor.
Or elle, laissant une trace légère
Sur les dunes mouvantes, disparut entre les pins,
Au moment où le bleu de la nuit commençait à les tresser.
Couché à terre, encore suffoqué,
Je suis seul dans les sables. Dans mes yeux enflammés,
Elle court, elle rit aux éclats,
Et ses cheveux et ses jambes rient aux éclats,
Et sa robe est gonflée par la course...
Étendu, je pense : " Aujourd'hui, c'est la nuit .
Et demain c'est la nuit. Je ne partirai pas d'ici
Avant que je l'ai traquée comme une bête,
Avant que je lui ai barré la route avec la voix
Des cors quand ils appellent. Avant que je lui aie dit :
" A moi ! A moi ! " et qu'elle m'ait crié :
" A toi ! A toi ! "
.
( POESIES, VOL. II PENSEES EN LIBERTE )
ANTHOLOGIE DE LA POESIE RUSSE