ANNA KARENINE - L. TOLSTOÏ - TOME II
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( ... ) " Voilà ! De nouveau, je comprends tout ! " se dit Anna dès que la calèche se fut ébranlée en faisant résonner sous ses roues le pavé inégal. Les impressions recommençaient à se succéder dans sa tête.
" A quoi avais-je donc pensé en dernier ? essaya-t-elle de se rappeler. A Tioutkine, coiffeur ? Non, ce n'est pas cela. Oui , c'était à propos de ce que m'avait dit Iachvine : la lutte pour la vie et la haine, c'est là le seul lien qui unit les hommes. Ne vous dépêchez surtout pas tant, dit-elle en pensée à un groupe installé dans une calèche traînée par quatre chevaux et qui, manifestement, partait s'amuser à la campagne. Le chien même que vous emmenez ne peut vous venir en aide. Vous ne vous échapperez pas de vous-mêmes. " Elle suivit la direction du regard de Pierre et vit un ouvrier ivre-mort qui branlait la tête et qu'un sergent de ville emmenait. " Plutôt ceci, songea-t-elle. Le conte Vronsky et moi, nous n'avons pas non plus atteint ce plaisir dont nous espérions tant. " Et pour la première fois, Anna projeta sur ses rapports avec Vronsky, auxquels avant elle évitait de penser, cette vive lumière à la faveur de laquelle tout lui était révélé.
" Que cherchait-il en moi ? Non tant l'amour que la satisfaction de sa vanité. " Elle se rappela ses paroles et son expression de chien couchant dans les premiers temps de leur liaison. Tout maintenant venait à l'appui de ses soupçons. " Oui, c'était sa vanité qui triomphait. Il avait aussi de l'amour pour moi, mais par-dessus tout, il était fier de sa réussite. Il s'enorgueillissait de moi. Maintenant, c'est fini. Il n'a plus de quoi être fier. Il a plutôt honte de moi. Il m'a pris tout ce qu'il a pu, il n'a plus besoin de moi. Je lui suis à charge et il s'efforce de ne pas être malhonnête à mon égard. Il s'est trahi hier : s'il désire le divorce, s'il désire m'épouser, c'est pour brûler ses vaisseaux. Il m'aime, mais de quelle façon ? The rest is gone. Cet homme-là veut étonner tout le monde et il est fort satisfait de sa personne. ", pensa-t-elle en apercevant un commis aux joues rouges juché sur un cheval de manège. " Non, il n'a même plus ce goût-là pour moi. Si je le quitte, il en sera heureux au fond de lui-même. "
Ce n'était pas une supposition, elle le voyait clairement dans cette lumière révélatrice qui lui découvrait en ce moment le sens de la vie et des rapports humains.
" Mon amour devient de plus en plus passionné et égoïste tandis que le sien s'éteint de jour en jour, voilà pourquoi nous nous éloignons l'un de l'autre, poursuivait-elle. Il n'y a pas de remède. Il est tout pour moi et je voudrais qu'il se donne à moi tout entier. Et lui, il désire de plus en plus m'échapper. Avant notre liaison, nous allions à la rencontre l'un de l'autre, mais depuis chacun de nous suit sa voie, irrésistiblement. Cela ne peut changer. Il me dit que je suis absurdement jalouse ; moi-même je me le suis reproché ; or ce n'est pas vrai. Je ne suis pas jalouse, je suis insatisfaite. Mais ... "
Elle ouvrit la bouche et changea de place dans la calèche, bouleversée par une pensée subite qui lui était venue.
" Si je pouvais être autre chose qu'une maîtresse avide de ses caresses ? Mais je ne peux ni ne veux être autre chose pour lui. Le désir que j'ai pour lui le détourne de moi, j'en conçois de l'amertume et il ne peut en être autrement. Je suis sûre qu'il ne me trompe pas, qu'il n'a pas de vue sur la petite Sorokine, qu'il n'est pas amoureux de Kitty, qu'il ne la trahira pas. Je sais tout cela, mais je n'en suis pas plus heureuse. Si, sans m'aimer, il n'était bon et tendre que par DEVOIR ce ne serait pas là non plus ce que je désire. Oui, ce serait mille fois pire que la haine ! Ce serait ... l'enfer ! Or nous en sommes là. Il y a longtemps qu'il ne m'aime plus. Et là où finit l'amour commence la haine... Je n'ai jamais passé par là. Des rues qui montent et des maisons, toujours des maisons... Et dans les maisons, des gens ... Tous, autant qu'ils sont, ils se haïssent les uns les autres. Voyons, essayons de préciser ce que je désire pour être heureuse. Eh bien ? Alexis Alexandrovitch consent au divorce, me rend Serioja et j'épouse Vronski. "
En songeant à Alexis Alexandrovitch, elle se le représenta avec une netteté extraordinaire, comme s'il était devant elle avec son regard doux et éteint, ses mains blanches aux veines bleues, ses intonations et ses doigts qui craquaient. Au souvenir du sentiment qui avait existé entre eux et auquel on donnait également le nom d'amour, elle frémit de dégoût .
" Bon ; mettons que j'ai obtenu le divorce et que je sois la femme de Vronski ! Et après ? Est-ce que Kitty cesserait de me regarder comme elle m'a regardée aujourd'hui ? Non. Serioja cesserait-il de se demander pourquoi j'ai deux maris ? Un nouveau sentiment peut-il naître entre Vronski et moi ? Puis-je prévoir quoi que ce soit qui ( même sans parler de bonheur) soit pour moi autre chose qu'une torture ? Non et non ! répondit-elle, cette fois sans la moindre hésitation. C'est impossible ! C'est la vie même qui nous sépare : je fais son malheur, il fait le mien et ni lui ni moi ne pouvons nous changer. Nous avons tout essayé, l'écrou est vissé... Voilà une mendiante avec son enfant. Elle s'imagine inspirer la pitié. Mais ne sommes - nous pas jetés sur cette terre pour nous haïr les uns les autres, pour nous tourmenter et tourmenter autrui ? Des collégiens ; ils s'amusent. Et Serioja ? se rappela - t- elle. J'ai cru que je l'aimais et me suis attendrie sur mes propres sentiments. Et pourtant, j'ai vécu sans lui, je l'ai échangé contre un autre amour et je ne me suis pas plainte de l'échange tant que cet autre amour m'a satisfaite. " Et elle se rappela avec horreur ce qu'elle appelait l'autre amour. La clarté qui inondait maintenant sa vie et celle de tous les hommes la comblait de joie. " Nous en sommes tous là, moi, Pierre, le cocher Fédor, ce marchand là-bas et tous les gens qui habitent les rives de la Volga que ces affiches nous recommandent de visiter. Partout, et toujours ", songeait-elle, alors qu'elle approchait déjà du bâtiment bas de la gare de Nijni-Novgorod. Des porteurs se précipitaient à leur rencontre (... )
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( ... ) La douleur aiguë remplissait sa bouche de salive et l'empêchait de parler. Il se tut ; son regard s'arrêta sur les roues d'un tender qui glissait lentement vers eux.
Brusquement une angoisse indéterminée et oppressante lui fit oublier un instant son mal de dents. Au regard jeté sur le tender et sur les rails, sous l'influence de cet entretien avec un ami qu'il n'avait pas revu depuis son malheur, il se souvint soudain d'ELLE ou plutôt de ce qui restait encore d'elle lorsqu'il était entré comme un fou dans le baraquement de la gare ; son corps ensanglanté, que la vie venait à peine de quitter, étalé sans pudeur devant des étrangers ; sa tête intacte, rejetée en arrière avec ses lourdes nattes et ses boucles sur les tempes ; sur ce visage charmant était figée une expression étrange, pitoyable sur les lèvres fraîches mi-closes, terrible dans les yeux grands ouverts qui semblaient répéter la menace proférée lors de leur dispute : " Vous vous en repentirez ! "
Il essaya de l'évoquer telle qu'elle était lorsqu'il l'avait rencontrée pour la première fois à la gare : mystérieuse, attirante, aimante, cherchant et donnant le bonheur, et non telle qu'il l'avait vue dans ce dernier instant : cruelle et assoiffée de vengeance. Il s'efforça de se rappeler les meilleurs moments de leur vie passée : ils étaient empoisonnés à jamais. La seule expression qu'il lui voyait maintenant, c'était celle du triomphe, après l'exécution de sa menace : et le repentir le torturait désormais sans profit pour personne. Il cessa de sentir son mal de dents et des sanglots firent grimacer son visage (...)
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Édition 1967 - F . Hazan - Paris