LE ZERO ET L'INFINI - EXTRAITS
Un livre remarquable, qui marque, et pour lequel je posterais, dans cet Article, des passages pris au fil de la lecture
VAN GOGH
XIII
( ... ) La nuit fut encore pire. Roubachof ne put pas s'endormir avant l'aube. Des frissons le traversaient à intervalles réguliers : sa dent le lancinait. Il lui semblait que tous les centres d'association de son cerveau étaient douloureux et enflammés ; et pourtant il était condamné à évoquer péniblement des images et des voix. Il pensait à Richard dans son complet noir du dimanche, avec ses yeux rouges : " Mais tu ne peux pas m'envoyer à la boucherie, camarade ..." Il songea au petit bossu Loewy : " Qui désire encore la parole ? " Il y en avait tant qui désiraient la parole. Car le mouvement était sans scrupules ; il roulait vers son but avec insouciance et déposait les cadavres des noyés le long des méandres de son cours. Son lit faisait de nombreuses boucles et bien des méandres ; c'était la loi de son être. Et quiconque ne pouvait pas suivre son cours sinueux était rejeté à la rive ; car telle était sa loi. Les mobiles de l'individu ne lui importaient pas. Sa conscience n'importait pas au Parti, qui n'avait cure de ce qui se passait dans tête et dans son coeur. Le Parti ne connaissait qu'un seul crime : s'écarter du chemin tracé ; qu'un seul châtiment : le mort. La mort n'était pas un mystère dans le mouvement ; elle n'avait rien d'élevé ; c'était la solution logique des divergences politiques ( ... )
Pages 96 - 97
Édition Poche
I
( ... ) " Il y a plusieurs années, dit Gletkin au bout d'un moment, on m'amena un petit paysan à interroger. C'était en province, dans le temps où nous croyions encore à la théorie du jardin d'agrément, comme tu dis. Les interrogatoires se faisaient de façon très comme il fait. Mon paysan avait enterré sa récolte ; c'était au commencement de la collectivisation de la terre. Je m'en suis tenu strictement aux formes protocolaires. Je lui ai expliqué amicalement que nous avions besoin du blé pour nourrir la population croissante des villes et pour l'exportation, afin de mettre sur pied notre industrie ; il serait bien gentil de me dire où il avait caché sa récolte. Le paysan, s'attendant à une rossée, rentrait la tête dans ses épaules quand on l'avait amené dans mon bureau. Je connaissais ces bougres : je suis de la campagne. Quand, au lieu de le rosser, je me suis mis à raisonner avec lui, à lui parler d'égal à égal et l'appeler " citoyen ", il m'a pris pour un idiot. Je l'ai vu dans son regard. Je lui ai parlé une demi-heure. Il n'a jamais ouvert la bouche et il se grattait tour à tour le nez et les oreilles. Je continuais de parler, tout en m'appercvant qu'il prenait tout cela pour une superbe rigolade et ne m'écoutait pas. Les arguments ne lui entraient tout bonnement pas dans les oreilles. Elles étaient obturées par le cérumen de siècles innombrables de paralysie mentale patriarcale. Je m'en suis tenu rigoureusement au règlement ; je n'ai même pas songé qu'il y avait d'autres méthodes ( ... )
Extrait du Journal. de N.S Roubachof
CINQUIEME JOUR DE PRISON.
Pages 130 - 131
IV
( ... ) Les méditations de Roubatchof furent interrompues par le N° 402, qui s'était mis à taper dès son retour ; il ne se tenait plus de curiosité et voulait savoir où l'on avait mené Roubachof.
JE REDOUTAIS DEJA LE PIRE, tapa le N° 402 avec chaleur.
APRES VOUS, répliqua Roubachof.
Comme toujours, le N° 402 constituait un auditoire reconnaissant de peu.
HA-HA ! fit-il. VOUS ETES UN DIABLE D'HOMME... Chose assez étrange, ce compliment désuet remplit Roubachof d'une espèce de satisfaction. Il enviait le N° 402, dont la caste avait ses rigides règles d'honneur prescrivant comment on devait vivre et mourir. C'était quelque chose à quoi l'on pouvait se raccrocher. Pour les hommes de l'espèce de Roubachof il n'y avait pas de manuel ; il fallait tout trouver de soi-même.
Même pour mourir il n' y avait pas d'étiquette. Qu'est-ce qui était le plus honorable : mourir en silence _ ou s'humilier publiquement, afin de pouvoir en venir à ses fins ? Il avait sacrifié Arlova parce que sa vie à lui était plus précieuse à la Révolution. C'était l'argument décisif dont ses amis s'étaient servis pour le convaincre ; le devoir de se garder en réserve pour plus tard était plus important que les commandements de la morale des petits-bourgeois. Pour eux qui avaient changé la face de l'histoire, il n'y avait pas d'autre devoir que de rester et de se tenir prêts. " Vous ferez de moi ce que vous voudrez ", avait dit Arlova. Et c'est ce qu'il avait fait. Pourquoi aurait-il plus d'égard pour lui-même ? " La décennie qui vient décidera de la destinée de notre ère. " Ivanof l'avait cité. Pouvait-il prendre la fuite par simple dégoût individuel, par fatigue et par vanité ? Et après tout, si le N° I avait raison ? S'il était en train de jeter ici, dans la crasse, le sang et le mensonge, les grandioses fondations de l'avenir ? L'histoire n'avait-elle pas toujours été un maçon inhumain et sans scrupules, faisant son mortier d'un mélange de mensonges, de sang et de boue ?
( ... )
Pages 156 - 157
( ... ) Ivanof était assis sur la couchette.
" A ta façon de parler, dit-il, je constate que tu reconnais ton erreur au sujet de mon rôle dans l'affaire Bogrof. Alors pourquoi me chasser ? Pourquoi ne réponds-tu pas à la question que j'avais posée ?... "
Il se pencha légèrement en avant et dévisagea Roubachof d'un air moqueur ; puis il énonça lentement, en appuyant sur chaque mot :
" Parce que tu as peur de moi. Parce que ma façon de penser et mon argumentation sont les tiennes et que tu as peur de l'écho qui résonne dans ta tête. Dans un instant, tu vas t'écrier : " Arrière de moi, Satan ! ..."
Roubachof ne répondit pas. Il allait de long en large près de la fenêtre, devant Ivanof. Il se sentait impuissant, incapable de discuter clairement. Son sentiment de culpabilité, qu'Ivanof appelait " exaltation morale ", ne pouvait pas s'exprimer en formules logiques _ il faisait partie du royaume de la " fiction grammaticale ". Et cependant chacune des phrases prononcées par Ivanof éveillait bien un écho en lui. Il se disait qu'il n'aurait jamais dû se laisser entraîner dans cette discussion. Il lui semblait se trouver sur un plan incliné savonneux, où l'on se sentait glisser irrésistiblement.
" Apage Satanas ! répéta Ivanof en se versant encore un verre d'eau-de-vie. Dans le temps, la tentation était de nature charnelle. Maintenant, elle prend la forme de la raison pure. Les valeurs changent. Je voudrais écrire une tragédie de la Passion dans laquelle Dieu et le Diable se disputeraient l'âme de saint Roubachof. Après une existence pécheresse, il s'est tourné vers Dieu _ le Dieu au double menton du libéralisme industriel et des charitables soupes populaires de l'Armée du Salut. Satan, au contraire, est maigre et ascétique ; c'est un fanatique de la logique. Il lit Machiavel, Ignace de Loyola, Marx et Hegel ; son impitoyable froideur envers le genre humain découle d'une sorte de pitié mathématique. Il est condamné à faire toujours ce qui lui répugne le plus : à devenir un boucher pour abolir la boucherie, à sacrifier des agneaux afin que l'on ne sacrifie plus jamais d'agneaux, à fouetter le peuple au knout afin de lui apprendre à ne plus se laisser fustiger, à se défaire de tout scrupule au nom de scrupules supérieurs, et à s'attirer la haine de l'humanité par amour pour elle _ un amour abstrait et géométrique. Apage Satanas ! Le camarade Roubachof préfère le martyre. Les commentateurs de la presse libérale, qui l'on détesté de son vivant, le canoniseront après sa mort. Il s'est découvert une conscience, et une conscience vous rend aussi inapte à la révolution qu'un double menton. La conscience vous grignote la cervelle comme un cancer, jusqu'à ce qu'elle vous ait dévoré toute la matière grise. Satan est battu et se retire _ mais ne vous imaginez pas qu'il grince les dents et crache le feu dans sa fureur. Il hausse les épaules ; il est maigre et ascétique ; il en a tant vu faiblir et sortir de ses rangs avec de sentencieux prétextes ... "
( ... )
Pages 182 à 184
ARTUR KOESTLER
A SUIVRE