MARTIN EDEN - JACK LONDON / EXTRAITS
Jack London n'était pas Martin Eden mais il le devint
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Durant ces quelques semaines, il vit Ruth cinq ou six fois, et chaque fois ce lui fut un progrès nouveau. Elle l'aidait à parler correctement, corrigeait son anglais et lui fit recommencer l'arithmétique. Leurs entrevues ne se bornaient pas, d'ailleurs, à de sèches études élémentaires. Il avait vu trop de choses, son esprit était trop mûr, pour qu'il pût se contenter de fractions, de racines cubiques, d'analyses et de conjugaisons ; parfois, ils causaient des derniers livres qu'ils avaient lus, du dernier poème qu'elle avait étudié. Et quand elle lui lisait à haute voix ses passages favoris, il était au comble de la joie. Jamais il n'avait entendu de voix pareille à la sienne. La moindre de ses intonations l'enivrait ; il frissonnait tout entier à chacun des mots qu'elle articulait. Tout en l'écoutant, il se rappelait les vociférations aiguës de femmes sauvages, de mégères avinées, et aussi des voix rudes et stridentes des filles du peuple. Puis, son imagination se les représenta ; il les vit défiler en troupeaux, chacun exaltant, par la comparaison, les qualités de Ruth. Et, de sentir qu'en lisant les oeuvres qu'elle avait lues, il pouvait vibrer des mêmes joies, doublait son bonheur. Elle lui lut une grande partie de La Princesse et souvent il vit ses yeux se remplir de larmes, tant sa nature esthétique ressentait la beauté. A de tels moments, il se sentait pareil à un dieu. Il la regardait, l'écoutait, il lui semblait voir le visage même de la vie et en découvrir les secrets. Alors, conscient du degré de sensibilité qu'il avait atteint, il se disait que c'était bien là l'amour, seule raison d'être au monde ; il passait mentalement en revue tous les anciens frissons, les femmes d'autrefois, l'ivresse de l'alcool, les baisers des femmes, les jeux violents, la fièvre des coups donnés et reçus, et tout cela lui semblait trivial et minable à côté de cette sublime ardeur qui le transportait.
Pour Ruth, la situation était assez obscure. Elle n'avait aucune expérience personnelle des choses du coeur, ses lectures l'ayant habituée à voir les faits ordinaires de la vie transposés, par une littérature d'imagination, dans le domaine de l'irréel. Et elle ne se doutait guère que ce rude matelot se glissait dans son coeur, où s'emmagasinaient peu à peu des forces latentes qui, un beau jour, l'embraseraient toute entière. Elle ne s'était pas encore brûlée au feu de l'amour. Sa connaissance en était purement théorique ; elle le concevait comme la flamme légère, douce, d'une veilleuse fidèle, comme une froide étoile scintillante dans le velours sombre d'une nuit d'été. Elle aimait se le figurer comme une affection placide, comme le culte d'un être dans une atmosphère calme, embaumée de fleurs, aux lumières atténuées. Elle était loin de supposer les sursauts volcaniques de l'amour, son ardeur dévorante et ses déserts de cendres. Ses forces lui étaient inconnues ; et les abîmes de la vie se transformaient pour elle en des océans d'illusion. L'affection conjugale de ses parents lui semblait être l'idéal des affinités amoureuses et elle attendait tranquillement le jour, où sans secousses ni complications, elle glisserait de sa vie de jeune fille à une existence à deux, semblable, paisible et douce.
Martin Eden lui apparut comme une nouveauté bizarre, un individu étrange et elle mit sur le compte de la nouveauté et de la bizarrerie l'effet qu'il lui produisait. N'était-ce pas en somme tout naturel ? Elle s'intéressait à lui au même titre qu'elle s'intéressait aux fauves d'une ménagerie ou au spectacle d'une tempête dont les éclats la faisaient frissonner. Comme les fauves, l'ouragan, la foudre, il était une force cosmique de la nature. Il lui apportait toute l'odeur du large et le souffle des grands espaces, le reflet du soleil tropical sur son visage ardent et, dans ses muscles saillants, toute la primordiale vigueur de la vie. Il avait subi l'empreinte de ce mystérieux monde de rudes marins et d'aventures plus rudes encore, dont elle ne pouvait s'imaginer la plus médiocre. Il était inculte, sauvage et sa vanité était flattée de le voir venir si vite à elle : cela l'amusait d'apprivoiser la bête fauve. Tout au fond d'elle-même et sans presque s'en douter, elle avait le désir de remodeler cette argile informe à la ressemblance de son père, qui représentait pour elle l'idéal masculin. Et son inexpérience absolue l'empêchait de comprendre que l'attraction qui la poussait vers lui était bien la plus instinctive des attractions, celle dont la puissance précipite hommes et femmes dans les bras les uns des autres, pousse les animaux à s'entre-tuer pendant la saison du rut et contraint les éléments eux-mêmes à s'unir
A SUIVRE
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Jack LONDON
Martin Eden
Traduction de Claude Cendrée
Pages 75 à 77
Librairie Hachette
Le Snark