L' IDENTITE - MILAN KUNDERA - EXTRAITS
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A peine une heure plus tard, en arrivant à la maison, Jean-Marc montra un faire-part à Chantal : " Je l'ai trouvé ce matin dans la boîte. F. est mort.
Chantal fut presque contente qu'une autre lettre, plus grave, couvrit le ridicule de la sienne. Elle prit Jean-Marc sous le bras et le conduisit au salon pour s'assoeir en face de lui.
Chantal : " Tu es quant même bouleversée.
_ Non dit Jean-Marc, ou bien je suis bouleversé de ne pas l'être.
_ Même maintenant tu ne lui as pas pardonné ?
_ Je lui ai tout pardonné. Mais il ne s'agit pas de cela. Je t'ai parlé de ce curieux sentiment de joie que j'ai éprouvé quand j'ai décidé, autrefois, de ne plus le voir. J'étais froid comme un glaçon et je m'en réjouissais. Or, sa mort n'a rien changé à ce sentiment.
_ Tu m'effraies. Vraiment, tu m'effraies. "
Jean-Marc se leva pour aller chercher la bouteille de cognac et deux verres. Puis, après avoir avalé une gorgée : " A la fin de ma visite à l'hôpital, il a commencé à raconter des souvenirs. Il m'a rappelé ce que j'ai dû dire quand j'avais seize ans. A ce moment, j'ai compris le seul sens de l'amitié telle qu'on la pratique aujourd'hui. L'amitié est indispensable à l'homme pour le bon fonctionnement de sa mémoire. Se souvenir de son passé, le porter toujours avec soi, c'est peut-être la condition nécessaire pour conserver, comme on dit l'intégrité de son moi. Afin que le moi ne rétrécisse pas, afin qu'il garde son volume, il faut arroser les souvenirs comme des fleurs en pot et cet arrosage exige un contact régulier avec des témoins du passé, c'est à dire avec des amis. Ils sont notre miroir ; notre mémoire ; on n'exige rien d'eux, si ce n'est qu'ils astiquent de temps en temps ce miroir pour que l'on puisse s'y regarder. Mais je m'en fous de ce que je faisais au lycée ! Ce que j'ai toujours désiré, depuis ma première jeunesse, depuis mon enfance peut-être, c'a été toute autre chose : l'amitié comme valeur élevée au-dessus de toutes les autres. J'aimais dire : entre la vérité et l'ami, je choisis toujours l'ami. Je le disais par provocation mais je le pensais sérieusement. Je sais aujourd'hui que cette pensée est archaïque. Elle pouvait être valable pour Achille, l'ami de Patrocle, pour les mousquetaires d'Alexandre Dumas, même pour Sancho qui était un vrai ami de son maître, en dépit de tous leurs désaccords. Mais elle ne l'est plus pour nous. Je vais si loin dans mon pessimisme que je suis prêt aujourd'hui à préférer la vérité à l'amitié. "
Après avoir savouré une autre gorgée : " L'amitié était pour moi la preuve qu'il existe quelque chose de plus fort que l'idéologie, que la religion, que la nation. Dans le roman de Dumas, les quatre amis se trouvent souvent dans des camps opposés, contraints ainsi de se battre les uns contre les autres. Mais cela n'altère pas leur amitié. Ils ne cessent pas de s'aider, secrètement, avec ruse, en se moquant de la vérité de leur camps respectifs. Ils ont placé leur amitié au-dessus la vérité , de la cause, des ordres supérieurs, au-dessus du roi, au-dessus de la reine, au-dessus de tout. "
Chantal lui caressa la main et, après une pause, il dit : " Dumas a écrit l'histoire des mousquetaires avec un recul de deux siècles. Était-ce déjà chez lui la nostalgie de l'univers perdu de l'amitié ? Ou la disparition de l'amitié est-elle un phénomène plus récent ?
_ Je ne peux pas te répondre. L'amitié, ce n'est pas le problème des femmes.
_ Que veux-tu dire ?
_ Ce que je dis. L'amitié, c'est le problème des hommes. C'est leur romantisme. Pas le nôtre. "
Jean-Marc avala une gorgée de cognac, puis revint à ses idées : " Comment l'amitié est-elle née ? Certainement comme une alliance contre l'adversité, alliance sans laquelle l'homme aurait été désarmé face à ses ennemis. Peut-être n'a-t-on plus un besoin vital d'une telle alliance.
_ Il y aura toujours des ennemis.
_ Oui, mais ils sont invisibles et anonymes. Les administrations, les lois. Que peut faire pour toi un ami quand on décide de construire un aéroport devant tes fenêtres ou quand on te licencie ? Si quelqu'un t'aide, c'est encore quelqu'un d'anonyme, d'invisible, une organisation d'aide sociale, une association pour la défense des consommateurs, un cabinet d'avocats. L'amitié n'est plus vérifiable par aucune épreuve. L'occasion ne se prête plus à chercher son ami blessé sur le champ de bataille, ni à dégainer le sabre pour nous défendre contre des bandits. Nous traversons nos vies sans grands dangers, mais aussi sans amitié.
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Car l'amitié vidée de son contenu d'autrefois s'est transformée aujourd'hui en un contrat d'égards réciproques, bref, en un contrat de politesse. Or, il est impoli de demander à un ami une chose qui pourrait le gêner ou lui être désagréable.
_ Mais oui, c'est comme ça. Encore faut-il que tu le dises sans amertume, sans ironie.
_ Je le dis sans ironie. C'est comme ça.
_ Si la haine te frappe, si tu es inculpé, jeté en pâture, tu peux t'attendre à deux réactions de la part des gens qui te connaissent : les uns vont se joindre à la curée, les autres, discrètement, vont faire semblant de ne rien savoir, de ne rien entendre, si bien que tu pourras continuer à les voir et à leur parler. Cette deuxième catégorie, discrète, délicate, ce sont tes amis. Amis dans le sens moderne du mot. Écoute, Jean-Marc, cela, je le sais depuis toujours. "
L' IDENTITE
MILAN KUNDERA
Pages 60 à 66
Édition Folio / Gallimard - 2000 -