L'ALCHIMIE DE LA DECOUVERTE ...
Syrie
Sur les traces de l'automobiliste du Néanderthal
En 1965, dans un article publié dans la presse Médicale *, H. Laborit ébauche un schéma concernant l'évolution de la vie depuis ses origines, qui lui permet d'établir un pont entre les comportements ancestraux de l'homme et leurs manifestations contemporaines. Sa démarche implique un voyage dans le passé jusqu'à l'apparition des premières bactéries au coeur de l'océan primitif. Laborit considère que ce qui " caractérise la notion d'évolution c'est avant tout la mise en réserve du temps dans des structures. C'est en cela que l'ontogenèse reproduit en quelques heures, jours ou semaines suivant les espèces, la longue histoire de la vie étalée sur des millions d'années. Mémoire, stockage des innombrables informations accumulées par la matière vivante au cours des âges de notre terre, tout est là, fixé pour un temps dans l'arrangement spatial de l'énergie dans un acide désoxyribonucléique et peut-être pas simplement en lui.
Fabrice ROULEAU
Mais écoutons H. LABORIT
!
" Mais ces informations recueillies ne concernent pas un environnement stable. Elles concernent un milieu lui-même en constante évolution. Or, cette évolution de l'environnement dans lequel la vie a évolué résulte en partie de l'évolution de la vie elle-même. Dynamique à double sens dont les cybernéticiens nous ont aidés à prendre conscience.
" On peut retrouver à travers l'évolution des espèces ces perpétuelles interactions et boucles rétroactives de la vie sur son environnement. Il en est encore ainsi pour les sociétés humaines.
" L'expérience accumulée au cours de l'évolution des espèces est entièrement inscrite dans notre chair. Il n'y a pas de meilleure " mémoire " des époques révolues que la matière vivante, si plastique, qui modèle ses formes, ses mécanismes et son comportement, assure sa survie pour tout dire, en s'adaptant au milieu et à ses variations. Les merveilleux mécanismes de l'information génétique transmettent ensuite à travers les générations l'expérience acquise.
" Le temps stocké dans le langage humain n'excède pas quelques milliers d'années. Celui stocké dans nos acides nucléiques atteint quelques millions d'années. Or, nous pouvons affirmer que, depuis l'apparition du langage, rien d'essentiel n'est changé dans notre système nerveux. Nous traînons toujours avec nous, par exemple, relique de nos lointains ancêtres, un paléocéphale, c'est à dire un cerveau primitif dont l'hippocampe paraît bien être le cortex initial auquel nous aurons ajouté, pour les besoins de la cause, un néocortex particulièrement développé chez nos représentants. Tout se passe en quelque sorte comme si l'évolution biologique avait presque toujours ajouté, en retranchant au minimum, comme un peintre conscient des imperfections de ses premières oeuvres et ayant transformé sa manière sans se résoudre cependant à se séparer de ses premiers tableaux.
" Il faut avouer d'ailleurs, à la décharge de cette artiste nature, que ces structures nerveuses anciennes répondaient parfaitement à l'efficacité adaptative dans l'environnement du moment. Le paléocéphale, en particulier, a permis aux formes vivantes de survivre dans un environnement dangereux, tant par son contexte géoclimatique que par l'éclosion concomitante d'autres formes vivantes, aussi dangereuses pour une espèce le plus souvent que, par exemple, les variations thermiques les plus accusées. Le paléocéphale leur a permis un comportement simple et efficace vis à vis de l'environnement : la fuite ou la lutte. Il est certain que nos premiers ancêtres ont sans doute également survécu grâce à lui, autant que grâce à leur néocortex.
" Et puis les siècles ont passé. Le paléocéphale est toujours là et l'homme, grâce au temps accumulé dans son langage, a transformé son environnement de façon radicale. L'enfant qui naît de nos jours parcourt confortablement en quelques mois les siècles de dangers, de douleurs, de travail et de morts qui, de la découverte du feu, des structures sociales progressives jusqu'à la révolution industrielle du XIX è siècle, ont illustré l'histoire de l'homme ( ... )
" On s'étonne de la réaction de l'automobiliste agressif qui tue le " tiers " comme il est dit dans les imprimés d'assurance, parce que le comportement de celui-ci ne lui convient pas. Sans doute son néocortex est-il responsable du contrôle de son paléocortex, mais il semble plus exact de dire que cet homme subit, inconsciemment deux déterminismes malheureux :
" L'un ancestral, qui veut qu'il traîne encore dans son encéphale d'homme moderne, vivant dans un environnement homéostasié, un appareil vétuste, fort utile sans doute à l'homme des cavernes, mais encombrant pour lui.
" L'autre est celui de l'abstraction traîtresse des mots, chargés de tout le contexte sémantique qu'ils ont accumulé au cours des âges de l'humanité et de toute l'expérience acquise par l'individu lui-même, plongé dans certains milieux sociaux dès sa naissance, utilisé par une société égoïste qui a toujours tenté de lui infliger une morale, un règlement de conduite, une esthétique, à travers les mots, sans jamais lui dire clairement que " le mot chien ne mord pas ".
" Oh ! liberté, combien de crimes sont commis en ton nom ! " devrait être traduit dans les livres : " Oh ! liberté qui n'est qu'un mot, chargé de tous les déterminismes de la création, combien de crimes sont commis en ton nom ! " ( ... )
* Extraits de la Presse Médicale, 73, N° 16? 27 Mars 1965, pp 927 - 929.
Fabrice Rouleau
L'Alchimie de la Découverte
Édition : Grasset & Fasquelle - 1982 -
Pages : 191 à 194