LES DEMONS - F.M DOSTOÏEVSKI / EXTRAITS
Mon ami, la vérité vraie est toujours invraissemblable, le savez-vous ? Pour rendre la vérité plus vraissemblable, il faut absolument y mêler du mensonge. C'est ce que les hommes ont toujours fait...
La Nuit - Les Démons - F . Dostoïevski
DEUXIEME PARTIE
LA NUIT
( ... )
_ Pas un peuple, commença-t-il comme s'il lisait dans un livre et en même temps continuant à poser sur Stravoguine un regard impérieux, pas un peuple ne s'est encore organisé sur les principes de la science et de la raison ; il n'y en a jamais eu d'exemple, sinon l'espace d'un instant, par sottise. Le socialisme, par son essence même, doit être un athéisme, car précisément il a proclamé dès le premier pas qu'il est une institution athée et à l'intention de s'organiser exclusivement sur les principes de la science et de la raison. La raison et la science, dans la vie des peuples, ont de tout temps, à présent et depuis le commencement des siècles, rempli seulement une fonction secondaire et subalterne ; et elles continueront de la remplir jusqu'à la fin des siècles. Les peuples sont formés et mus par une autre force qui commande et domine mais dont l'origine est inconnue et inexplicable. Cette force est la force du désir inextinguible d'arriver à une fin et qui en même temps nie la fin. C'est la force de l'afirmation constante et inlassable de son existence et de la négation de la mort. L'esprit de la vie, comme dit l'Ecriture, " les fleuves de l'eau vive " du tarissement desquels nous menace tant l'Apocalypse. Le principe esthétique, comme disent les philosophes, le principe moral, comme l'identifient les mêmes. " La quête de Dieu", comme je l'appelle plus simplement. Le but de tout le mouvement populaire, dans tout peuple et en toute période de son existence, est uniquement la quête de Dieu, d'un Dieu à lui, nécessairement de son Dieu propre, et la foi en lui comme dans le seul vrai. Dieu est la personnalité synthétique du peuple tout entier pris depuis son origine jusqu'à la fin. Il ne s'est jamais encore vu que tous les peuples ou plusieurs d'entre eux aient un Dieu commun, mais toujours chacun a eu le sien propre. C'est le signe de la destruction pour les nations lorsque leurs dieux deviennent communs, les dieux et la foi en eux meurent en même temps que les peuples eux-mêmes. Plus un peuple est fort, plus son dieu est particulier. Jamais encore il n'y eut de peuple sans religion, c'est à dire sans la notion du bien et du mal. Chaque peuple a sa notion du bien et du mal, et ses propres biens et mal. Lorsque de nombreux peuples commencent à avoir des notions communes du bien et du mal, alors les peuples s'éteignent et la distinction entre le bien et le mal commence à s'effacer et à disparaître. Jamais la raison a été capable de définir le bien et le mal, ni même de séparer le mal du bien, fût-ce approximativement ; au contraire, elle les a honteusement et lamentablement confondus ; quant à la science, elle n'a fourni que des solutions du plus fort. S'est particulièrement distinguée en cela la demi-science, le plus terrible des fléaux de l'humanité, pire que la peste, la famine et la guerre, et qui est restée inconnue jusqu'à notre siècle. La demi-science est un despote, comme il n'y en a jamais encore eu jusqu'au nos jours. Un despote qui a ses prêtres et ses esclaves, un despote devant qui tout s'est prosterné avec un amour et une superstition jusqu'alors inconcevables, devant qui la science elle-même tremble et pour qui honteusement elle a toutes les complaisances. Tout cela se sont vos propres paroles, Stravoguine, sauf sur la demi-science et par conséquent je la hais particulièrement. Mais à vos idées et jusqu'à vos paroles je n'ai rien changé, pas un seul mot.
_ Je ne pense pas que vous n'y ayez rien changé, remarqua Stravoguine avec prudence ; vous les avez recueillies avec passion et altérées avec passion sans vous en apercevoir. Le seul fait que vous réduisiez Dieu à un simple attribut de la nation ...
Il se mit soudain à suivre Chatov avec une attention intense et toute particulière, et non pas tant les paroles de Chatov que lui-même.
_ Je réduis, Dieu à un attribut de la nation ? s'écria Chatov, au contraire, j'élève le peuple jusqu'à Dieu. Et en a-t-il été jamais autrement ? Le peuple, c'est le corps de Dieu. Tout Peuple n'est qu'un peuple que tant qu'il a son dieu propre et qu'il exclut tous les autres dieux sans aucune concession ; tant qu'il a la foi qu'il vaincra par son dieu et qu'il chassera du monde tous les autres dieux. Ainsi tous ont cru, depuis le commencement des siècles, tous les grands peuples, du moins tous ceux qui ont tant soit peu marqué, tous ceux qui ont été à la fête de l'humanité. On ne peut aller à l'encontre du fait. Les Juifs n'ont vécu que pour atteindre le vrai Dieu et ils ont donné au monde le vrai Dieu. Les Grecs ont déifié la nature et ont légué au monde leur religion, c'est à dire la philosophie et les arts. Rome a défié le peuple dans l'Etat et a légué aux peuples l'Etat. La France, au cours de sa longue histoire, n'a été que l'incarnation et le développement de l'idée du dieu romain, et si elle a enfin jeté son dieu romain aux orties et s'est lancée dans l'athéisme, qui pour le moment s'y appelle socialisme, c'est uniquement parce que l'athéisme est tout de même plus sain que le catholicisme romain. Si un grand peuple ne croît pas qu'en lui seul est la vérité ( précisément en lui seul et précisément en lui exclusivement ), s'il ne se croît pas seul capable, seul appelé à ressusciter et à sauver le monde par sa vérité, il dégénère aussitôt en matière ethnographique et cesse d'être un grand peuple. Un peuple vraiment grand ne peut jamais se résigner à jouer dans l'humanité un rôle secondaire ou même un rôle de premier plan, il faut que ce soit absolument et exclusivement le tout premier. Le peuple qui perd cette foi n'est plus un peuple. Mais il n'y a qu'une vérité, et par conséquent un seul parmi les peuples peut détenir le vrai Dieu, quand même les autres auraient leurs dieux particuliers et grands. L'unique peuple " porteur de Dieu " est le peuple russe et... et... et se peut-il que vous me preniez pour un imbécile, Stravoguine, hurla-t-il soudain avec frénésie, qui ne sait même plus discerner que ses paroles sont soit de vieilles, d'antiques sornettes moulues par tous les moulins slavophiles de Moscou, soit une parole tout à fait nouvelle, la dernière parole, l'unique parole de rénovation et de résurrection, et... et que m'importe votre rire en ce moment ! que m'importe que vous ne me compreniez absolument pas, absolument, pas un mot, pas une syllabe !... Oh, comme je méprise en ce moment votre rire et votre regard orgueilleux !
( ...)
Les Démons ( Les Possédés )
pages 316 à 319
Edition : Poche
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