LA MORT- EUGENE BARATYNSKI
1800 - 1844
Je n'appellerai donc pas la mort " fille des ténèbres ".
Et, dans une rêverie servile,
Je n'irai pas, en l'armant d'une faux,
La doter d'un squelette funèbre.
O fille de l'Ether suprême,
O beauté si radieuse,
Ce n'est pas une faux pernicieuse que tu tiens à la main,
Mais un rameau d'olivier !
Quand de l'équilibre des forces sauvages,
L'univers surgit florissant,
Le Tout-Puissant remit
A ta garde sa structure.
Et, sur lui déversant l'harmonie,
Tu survoles le monde crée.
La fraîcheur de ton souffle
Apaise la turbulence de l'être.
Tu domptes la force insensée
De l'ouragan qui monte.
Tu fais sur ses pas revenir
L'océan qui court vers ses rivages.
Tu fixes à la plante ses limites
Pour que la graminée ne monte point jusqu'au ciel
Et pour qu'une forêt géante ne couvre pas
De son ombre funeste la terre entière.
Quant à l'homme, ô vierge sacrée !
A l'instant où tu parais,
La tache de ses colères est chassée de ses joues
Et l'ardente volupté s'enfuit de ses sens.
Toi seule, ô juste mort, sais fondre
L'inégal sort des hommes.
D'une même main, tu flattes
Et l'esclave et le potentat.
Contrainte et perplexité,
Voici le lot de nos troubles journées.
Tu es la solution de toutes les énigmes,
De toutes les chaînes de la délivrance.
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Au temps des engouements illimités,
Des passions effrénées,
Vivait un inconstant génie,
Frère de ma jeunesse.
Il nourrissait l'ardeur de mes extases,
Exitant leurs discordances.
Mais mon âme avait son idéal
De somptueuses symétries.
Quand le jeune fou n'était avide
Que de la fête des tumultes,
Les créations mesurées du poète
Brillaient, ravissants équilibres.
L'élan des passions s'apaise
Et leurs rêveries agitées
Devant moi n'obscurcissent plus
Les lois éternelles de la beauté.
J'ai entrevu l'immense profil
De l'univers poétique.
Alors j'ai voulu, ô lyre,
Prêter la vie à tes accords.
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A quoi bon tous ces jours ?
Les phénomènes de ce monde ne changeront point.
Tout est connu. Et l'avenir
Ne promet que répétitions.
C'est en vain qu'en bouillonnant
Tu t'es agité pour hâter ta croissance.
O âme insensée, tu as devancée le corps
Dans ta course à l'exploit.
Et depuis bien longtemps, l'ayant accompli,
Ce cercle étroit des impressions d'ici-bas,
Tu somnoles sous le souffle des vers toujours semblables,
Tandis que, pour le corps,
Le matin sans raison se lève
Chassant inutilement la nuit,
Et que le soir _ vaine couronne d'un jour vide _
Se noie dans l'obscurité de la nuit.
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La Pensée, toujours elle ! Pauvre artisan du verbe !
Tu es son sacrificateur. L'oubli n'existe point pour toi. Ici tout réside _ et l'homme et le monde,
Et la mort et la vie, et la vérité sans voiles.
Ciseaux, orgue, palette ! Heureux celui qu'attirent
Ces objets sensuels et qui jamais ne dépassent leurs limites !
L'ivresse lui est donnée dans la fête du monde !
Mais face à toi, ô pensée, rayon tranchant,
Comme devant une épée nue, pâlit la vie terrestre.
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Préjugés, débris
D'une ancestrale vérité. Le temple est tombé ;
Les descendants n'ont pas su déchiffrer
Le langage de ses ruines.
Sans qu'il ait reconnu son visage,
Notre siècle arrogant persécute
Un vieillard, le père décrépi
De la vérité d'aujourd'hui.
Maîtrise ta jeune force !
Ne trouble point ses jours !
Mais quand l'aïeul s'endormira, sache lui donner
Une tombe décente.
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Déesses du chant, je vous aime !
Mais votre arrivée fascinatrice,
Ce doux frisson d'inspiration,
Est le précurseur des désastres de la vie.
L'hostilité de la Fortune
Et l'amour des Kamènes ne font qu'un. Je me tais.
Puissent mes doigts tombés sur les cordes
Ne jamais éveiller de nouveau les foudres
Où mon destin sommeille !
O douleur, je m'arrache
Aux caresses de la muse.
Et je dis : " A demain, sons adorables,
Que le jour s'achève dans la paix ! "
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Eugène BARATYNSKI
Anthologie de la Poésie Russe
E. Rais et J. Robert
Bordas 1947
Pages 69 - 71
S. DALI
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