LES MOTS - JEAN-PAUL SARTRE...
" J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était de les faire épousseter sauf une fois l'an, avant la rentrée d'octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait..."
Oeuvre Alireza DARVISH
ECRIRE
( ... ) Une chose me frappe dans ce récit mille fois répété : du jour où je vois mon nom sur le journal, un ressort se brise, je suis fini ; je jouis tristement de mon renom mais je n'écris plus. Les deux dénouements ne font qu'un : que je meure pour naître à la gloire, que la gloire vienne d'abord et me tue, l'appêtit d'écrire enveloppe un refus de vivre. Vers cette époque une anecdote m'avait troublé, lue je ne sais où : c'est au siècle dernier ; dans une halte sibérienne, un écrivain fait les cents pas en attendant le train. L'écrivain a de la peine à porter sa grosse tête morose. Il est myope, célibataire, grossier, toujours furieux ; il s'ennuie, il pense à sa prostate, à ses dettes. Surgit une jeune comtesse, dans son coupé, sur la route qui longe les rails : elle saute de la voiture, court au voyageur qu'elle n'a jamais vu mais prétend reconnaître d'après un daguerréotype qu'on lui a montré, elle s'incline, lui prend la main droite et la baise. L'histoire s'arrêtait là et je ne sais pas ce qu'elle veut nous faire entendre. A neuf ans j'étais émerveillé que cet auteur bougon se trouvât des lectrices dans la steppe et qu'une si belle personne vint lui rappeler la gloire qu'il avait oubliée : c'était naître. Plus au fond, c'était mourir : je le sentais, je le voulais ainsi ; un roturier vivant ne pouvait recevoir d'une aristocrate pareil témoignage d'admiration. La comtesse semblait lui dire : " Si j'ai pu venir à vous et vous toucher, c'est qu'il n'est même plus besoin de maintenir la supériorité du rang ; je ne me soucie pas de ce que vous penserez de mon geste, je ne vous tiens plus pour un homme mais pour le symbole de votre oeuvre. " Tué par un baisemain, à mille verstes de Saint-Pétersbourg, à cinquante-cinq ans de sa naissance, un voyageur prenait feu, sa gloire le consumait, ne laissait de lui, en lettres de flammes, que le catalogue de ses oeuvres. Je voyais la comtesse remonter dans son coupé, disparaître et la steppe retomber dans la solitude ; au crépuscule le train brûlait la halte pour rattraper son retard, je sentais au creux des reins, le frisson de la peur, je me rappelais Du vent dans les arbres et je me disais : " La comtesse, c'était la mort ." Elle viendrait, un jour, sur une route déserte, elle baiserait mes doigts.
La mort était mon vertige parce que je n'aimais pas vivre : c'est ce qui explique la terreur qu'elle m'inspirait. En l'identifiant à la gloire, j'en fis ma destination. Je voulus mourir ; parfois l'horreur glaçait mon impatience : jamais longtemps ; ma joie sainte renaissait, j'attendais l'instant de fondre où je flamberais jusqu'à l'os. Nos intentions profondes sont des projets et des fuites inséparablement liés : l'entreprise folle d'écrire pour me faire pardonner mon existence, je vois bien qu'elle avait, en dépit des vantardises et des mensonges, quelque réalité ; la preuve en est que j'écris encore, cinquante ans après. Mais si je remonte aux origines, j'y vois une fuite en avant, un suicide à la Gribouille ; oui, plus que l'épopée, plus que le martyre, c'était la mort que je cherchais. Longtemps j'avais redouté de finir comme j'avais commencé, n'importe où, n'importe comment, et que ce vague trépas ne fût que le reflet de ma vague naissance. Ma vocation changea tout ; les coups d'épée s'envolent, les écrits restent, je découvris que le Donnateur, dans les Belles-Lettres, peut se transformer en son propre Don, c'est à dire en objet pur. Le hasard m'avait fait homme, la générosité me ferait livre ; je pourrait couler ma babillarde, ma conscience, dans des caractères de bronze, remplacer les bruits de ma vie par des inscriptions ineffaçables, ma chair par un style, les molles spirales du temps par l'éternité, apparaître au Saint-Esprit comme un précipité du langage, devenir une obsession pour l'espèce, être autre enfin, autre que moi, autre que les autres, autre que tout.
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J-P SARTRE
LES MOTS
Pages 156 à 158
Ed : FOLIO