JOHN BARLEYCORN - JACK LONDON
" L'ivrogne ordinaire roule facilement dans le ruisseau, mais quelle terrible épreuve, pour l'autre, de se tenir droit, bien assuré sur ses deux jambes, et de conclure que dans l'univers entier il n'existe pour lui qu'une seule liberté : celle de devancer le jour de sa mort. "
Jack LONDON
First and Last Chance Saloon
LE CABARET DE LA DERNIERE CHANCE
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( ... ) Cependant, tôt ou tard, je devais payer ma dette à John Barleycorn. Il commença par prélever des acomptes, non pas tant sur mon corps que sur mon esprit. J'éprouvai une recrudescence de cette longue maladie, purement intellectuelle, dont j'avais déjà souffert. D'autres fantômes, depuis longtemps terrassés, relevaient la tête. Sous leur aspect différent, ils étaient autrement redoutables que les spectres d'origine intellectuelle imaginés jadis, puis repoussés par mon cerveau relativement sain et normal. Les revenants d'aujourd'hui se dressaient sous l'influence de la raison pure de John Barleycorn, mais lui ne renverse jamais les chimères qu'il a suscitées.
Pour calmer cette crise de pessimisme causée par l'alcool, il n'est pas d'autre ressource que de chercher dans la boisson à outrance l'apaisement que John Barleycorn promet toujours, mais n'apporte jamais.
Comment décrire la raison pure à ceux qui ne la connaissent pas ? Mieux vaut affirmer tout de suite combien la tâche est ardue. Prenons pour exemple le pays du Haschich - ce pays où s'étendent à perte de vue le temps et l'espace. Autrefois, j'ai accompli deux mémorables randonnées dans cette terre lointaine, et mes aventures restent gravées dans mon cerveau jusqu'au moindre détail. N'empêche que je me suis dépensé en pure perte à vouloir en expliquer les péripéties à ceux qui n'y sont pas allés. J'employais les métaphores les plus subtiles pour leur suggérer combien de siècles et d'abîmes indicibles de souffrance et d'horreur peuvent exister dans le plus court des intervalles entre les notes d'une gigue jouée à toute allure au piano. Je parlais une heure entière, en m'efforçant de dépeindre cette phrase unique du rêve de haschich, pour m'apercevoir, enfin de compte, que j'aurais mieux fait de me taire. Parce que je n'avais pas réussi à leur faire entrevoir cette simple chose dans une immensité d'illusions merveilleuses et terribles, je me suis reconnu incapable de leur donner la moindre idée de ce royaume du haschich.
Mais qu'il m'arrive d'en parler avec un explorateur quelconque de cette région bizarre, et me voilà compris à l'instant même. Un mot, une image suffisent.
Il en est de même dans le royaume de John Barleycorn, où règne la raison pure. A ceux qui n'ont jamais parcouru ces régions, le récit du pèlerin restera éternellement obscur et fantastique. Je les prie donc encore, faute de mieux, d'essayer de croire ce que je vais leur décrire.
L'alcool renferme des intuitions fatales de vérité. Philippe, dans toute sa lucidité, se porte garant de Philippe ivre. Il y a semble-t-il, en ce monde, plusieurs germes de vérités, les unes plus véridiques que d'autres, et certaines mensongères. C'est précisément celles-ci qui rehaussent la vie pour ceux qui désirent en jouir. Tu vois, ô lecteur casanier, quel royaume lunatique et impie je tente de te dépeindre dans la langue des disciples de John Barleycorn. Ce n'est point là le langage de ta tribu, dont tous les membres s'écartent résolument des chemins qui conduisent à la mort, pour suivre exclusivement ceux qui les mènent à la vie. Car il y a routes et routes, et la vérité se subdivise en nombreuses catégories. Mais prends patience. Peut-être à travers ces apparentes divagations, percevras-tu, au bout de lointaines perspectives, quelques échappées sur d'autres pays, sur des tribus différentes.
L'alcool laisse entrevoir la vérité, mais une vérité anormale. Les choses normales sont saines - et ce qui est sain tend vers la vie. La vérité normale appartient à un ordre différent - et inférieur. Prenez, par exemple, un cheval de trait. A travers toutes les vicissitudes de sa carrière, et bien que sa pensée soit confuse et incompréhensible pour nous, il lui faut croire, à tout prendre, que la vie est bonne ; que de tirer dans les harnais est une excellente chose ; que la mort, si vaguement qu'il la pressente, est un géant redoutable ; que la vie est douce et vaut la peine d'être vécue ; et, qu'en fin de compte, quand la sienne arrivera à son déclin, il ne sera pas bousculé, ni maltraité, ni pressé au-delà de la limite de ses efforts. Il doit croire que la vieillesse elle-même conserve jusqu'au bout d'une certaine décence, une certaine dignité et quelque valeur. Pourtant, sa vraie forme est celle d'un épouvantail squelettique, trébuchant sous les coups entre les brancards d'une charrette de revendeur, poursuivant éperdument, dans une servitude sans pitié, son calvaire de lente désintégration, jusqu'au bout, c'est à dire jusqu'à la dispersion de ses éléments, - de sa chair subtile, de ses muscles roses et élastiques, et de toute leur sensibilité inhérente - jusqu'à leur répartition entre le poulailler de ferme, la vannerie, la fabrique de colle et l'usine de noir animal.
Jusqu'au dernier faux pas de sa carrière chancelante, ce cheval de trait doit s'en tenir aux données de cette vérité mineure qui est la vérité de la vie et rend possible sa persistance.
Le cheval de trait, comme tous les autres animaux, l'homme y compris, est aveuglé par la vie et reste le jouet de ses sens. Coûte que coûte, il veut vivre. Le jeu de la vie est bon, malgré toutes les misères, bien que toutes les existences perdent en fin de compte la partie. Voilà le genre de vérité qui gouverne, non pas l'univers, mais les êtres qui l'habitent, s'ils veulent durer tant soit peu avant de disparaître. Cette vérité-là, si fausse qu'elle puisse être, est saine et normale, c'est une vérité rationnelle à laquelle les vivants doivent croire afin de vivre
( ... )
La suite est édifiante ...!
Jack LONDON
Le Cabaret de la Dernière Chance
Pages : 281 à 284
Édition : 10 /18