LADY L - ROMAIN GARY ...
CHAPITRE VI
Ses premières semaines seule avec Armand en Suisse lui avait laissé un tel souvenir de bonheur et elle était si jeune alors qu'il semblait aujourd'hui à Lady L. qu'elle avait eu, malgré tout, une enfance heureuse. Même les pistolets qu'il gardait toujours à son chevet ne parvenaient pas à évoquer l'idée de quelques péril latent. C'étaient là des instants d'une telle plénitude, d'une telle joie de vivre qu'ils excluaient tout souci, toute appréhension.
Elle habitait seule à l'hôtel des Bergues, jeune veuve inconsolable d'un certain comte de Camoëns ; on devinait son chagrin à son air de langueur, à son regard désenchanté qui paraissait glisser sur les êtres et les choses sans les voir ; on murmurait qu'elle était venue en Suisse pour consulter des médecins ; on parlait d'une maladie étrange qui la minait ; il ne s'agissait pas encore de phtisie, précisait-on, mais de cet état crépusculaire de l'âme qui précède bien souvent les atteintes du mal.
Et sa pâleur et sa lassitude n'étaient nullement feintes, lorsqu'elle faisait parfois quelques pas avec ses deux lévriers sur les bords du lac Léman : peut-être parce qu'il était condamné à l'inaction, en attendant la réunion de la direction de la nouvelle Internationale anarchiste à Bâle, Armand n'avait jamais été plus ardent et plus exigeant ; la prodigalité avec laquelle il dépensait ses jeunes forces dans les bras de sa maîtresse n'eût pas manquée d'être considérée comme un gaspillage d'énergie par les théoriciens de l'action directe ; ils n'auraient sans doute pas hésité à affirmer que ce qu'il donnait ainsi sans compter, il le prenait au peuple. Chaque jour qui se levait voyait Annette grimper quatre à quatre les étages d'une maison délabrée du vieux quartier de Genève, frapper à la porte d'une chambre d'étudiant, et là, se jeter dans les bras de son amant, rendue enfin, arrivée au port, libérée, évadée et si étrangement rassurée dès qu'elle le sentait en elle ; ils restaient alors sans bouger un long moment dans cette paix absolue, s'enivrant de cette attente d'une joie obéissante et soumise qui ne pouvait plus se refuser. Ensuite, penchée avidement sur ce visage qu'elle ne se lassait jamais de regarder, dans le désordre de la petite chambre pleine de livres, de manuscrits, de journaux, de traces de repas froids, sa chevelure répandue sur la poitrine d'Armand, elle suivait du doigt l'expression de bonheur calme et souriant sur ses traits, pour en apprendre par coeur le dessein et pouvoir ensuite le reconstituer à volonté les yeux fermés, dans la solitude luxueuse et froide de son appartement ou lorsqu'elle se promenait avec l'air tellement distant et las au bord de l'eau, dans les demi-teintes ouatées d'une nature douce et bienséante qui savait si bien se tenir et qui paraissait faite de propreté.
Ce fut, pendant trois semaines, une griserie et une plénitude toujours neuves dans leurs tumultueux retours et c'est en vain que la tranquillité du grand lac limpide qu'ils apercevaient de la fenêtre venait leur faire sa leçon de sagesse et de retenue. Parfois, il lui semblait qu'elle rêvait, qu'il allait falloir se réveiller, revenir sur terre. Elle soupirait, lui jetait un regard triste.
_ Et alors, ce pique-nique, il va bientôt finir ?
_ Quel pique-nique, ma jolie ?
_ Tout à l'heure, il va se mettre à pleuvoir et il va falloir rentrer ...
Il y avait des moments où elle croyait qu'il était enfin parvenu à se libérer de son autre passion, de ce rêve d'un bonheur universel dont pas un homme ne serait exclu, qu'ils étaient seuls, enfin, et même les deux pistolets chargés sur la table de chevet paraissaient avoir été abandonnés là dans sa fuite par un terroriste disparu. Oubliés les grands desseins, les bouleversements sociaux, les bombes à jeter et le sang à répandre, les réunions clandestines et les groupes d'action ; tout ce qui restait, c'était un garçon sain et vigoureux qui rendait enfin aux caresses et aux baisers la place qui leur était due dans la vie : la première, incontestablement. Annette se doutait bien que Liberté, Égalité et Fraternité attendaient quelque part, dehors, avec leurs grosses moustaches et leurs chapeaux melons, arpentant le pavé d'un pas lourd ; furieux, mauvais, sortant parfois la montre de leur gousset pour regarder l'heure avec impatience. Mais elle s'efforçait de ne pas trop penser : elle savait déjà que le bonheur était fait d'oubli. D'ailleurs, l'avenir, c'était bon pour les hommes. Elle avait découvert un trésor nouveau, très féminin, insoupçonné : le présent. Elle ne se doutait guère du combat qu'Armand Denis se livrait à lui-même, déchiré entre ce goût soudain d'un destin personnel, et les appels incessants que le monde de la faim et de la servitude, du mépris et de l'indifférence lui adressait par son silence même, ce silence que la presse bourgeoise savait si bien couvrir de sa voix.
Ce fut plus tard, seulement _ dix-sept ans après, exactement _ que Lady L. trouva une trace de ce déchirement insoupçonné dans une lettre écrite peu après leur arrivée à Genève par Armand Denis au socialiste Dino Scavola, que les idées de Karl Marx enthousiasmaient bien plus que l'absolutisme sanglant des impératifs anarchistes.
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Mais tout ce qu'elle savait alors était qu'elle tenait dans ses bras un être extraordinaire par l'impétuosité de sa passion, et elle ne connaissait pas encore assez ce genre d'hommes pour comprendre que s'il mettait tant d'acharnement et d'abandon dans ses caresses, c'était parce qu'il s'efforçait d'oublier et de fuir ainsi dans ses bras un amour plus grand et plus dévorant que celui qu'elle lui inspirait. Elle n'avait pas encore appris à voir en l'humanité sa rivale, et il lui arrivait même de s'imaginer qu'il n'y avait personne d'autre dans la vie de son amant. C'était sans doute aussi le seul moment dans la carrière de l'apôtre de la " révolution permanente " où le jeune extrémiste tentât vainement de se libérer des profondeurs tourmentées où ses convictions le retenaient englouti depuis tant d'années déjà, de remonter à la surface, d'accéder au superficiel, à la banalité des baisers, des muguets et du ciel bleu. Il essayait d'être heureux.
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Romain GARY
LADY L.
Édition : Gallimard - 1963 -
Pages 93 à 96