JOURNAL OU PENSEES - HENRI BOSCO -
Elle ne comprendrait pas... Qui donc pourrait franchir cette passerelle jetée éperdument entre deux abîmes ? Il faut à l'âme un soupçon de féminité pour lâcher prise et rejoindre tendrement apaisé les pensers humbles de la terre et de la mer. Ce texte admirable, Henri Bosco, le Mas Théotime, j'y reviendrai par d'autres sentes... L'évocation du lien tutélaire et solennel où l'amour et la terre ne font plus qu'un. Imprescriptible vérité où la volonté accomplit les desseins de l'univers, d'un être, de l'alliance... Un livre où de longues heures je cheminais vers les saisons et l'essence d'un fruit à l'arbre du Père. Jamais je n'aurais à la lecture d'une fiction, d'un roman eu autant d'égarements et parcourus tant de sibyllins désirs ! Qu'il me fût plaisant d'emprunter le cours fécond de telles pensées, une époque si riche d'esprits numineux et rares ! La lecture est un voyage intérieur, un pèlerinage aux sources de l'instant qui nous échappe comme les mots sans âge, chaque goutte d'eau claire qui passe entre nos doigts, au creux de nos deux mains liées à jamais comme un songe partagé. Pour toi, pour elle, pour eux cet extrait des abysses du coeur où un moment j'ai cru entrevoir l'éternel ! Oui, c'est vrai, il m'arrive aussi de me parler comme je pense le monde qui va et qui dérive. Mais je n'aurais été ici bas et à leurs yeux disjoints que souillure !
Cristian
***
( ... ) Depuis que je descendu du col de Bornes, je me sens plus calme.
Si dans ce journal, où pourtant je me parle à moi-même, je n'ai point jusqu'ici fait état de certains mouvements de mon coeur, c'est que même seul avec moi, je ne puis jamais tout me dire. Le plus vrai de mon âme se tait toujours. Ce que j'en vois ( et c'est bien souvent une fugitive figure ), répugne à ces confidences verbales qui divisent, dans ce qu'on est, l'être qui se confie de celui qui l'écoute. Or ce dédoublement m'inquiète. Il me semble parfois que je ne suis plus seul et que, tout en ne pensant qu'à parler à moi-même, l'auditeur que j'ai mis en moi, et que j'ai cru créer de ma substance n'est qu'un mystérieux étranger issu de l'ombre, attentif à m'épier.
Il reste incorporel ; il est invisible. C'est pour lui donner un corps et par conséquent l'éloigner que j'écris ce que j'ai à lui dire. Car une force obscure et puissante parfois exige que je parle. Mais ainsi bien souvent je ne lui livre qu'un reflet des pays et des êtres lointains que je rencontre dans mon âme. Et s'il ne s'en peut satisfaire, il arrive qu'il me tourmente et demande à voir autre chose. Mais le monde que je lui cache reste inaccessible. On n'en peut rien en détacher que la parole sache transporter sur cette rive ; et sans doute y est-on déjà trop loin de la terre et trop près d'un mystère inefffable pour sortir du silence. Non que ce soit un signe de sérénité. Le drame y jette ses fureurs et l'aâme y subit ses tortures ; mais je ne saurais les traduire ; et, si je ne dis rien, c'est moins par volonté de ne rien dire que par impuissance à parler des profondeurs.
Mais aujourd'hui, vraiment, je suis plus calme. Je peux me l'avouer. Ce voyage au col m'a pacifié. Les nuits sur les plateaux épandent, me semble-t-il, de bonnes influences, et l'on vit pur dans les solitudes des hautes terres.
Quand le temps est beau l'âme y connaît des accalmies et la transparence d'un air naturellement limpide la dispose à la pureté.
Il n'est de paix que dans les purs et il n'est sans doute de purs que les solitaires.
C'est pourquoi, moi qui suis couvert de souillures médiocres, j'aspire à mon apaisement par les voies de la solitude, auxquelles hélas ! ne m'a prédisposé que ma sauvagerie native et non point une naturelle élévation de l'esprit. Je me connais.
Je ne pourrai jamais goûter, sur les cols de montagne, qu'un repos éphémère et ces plaisirs des haltes courtes pendant lesquelles on peut jeter un regard sur la terre, avant de redescendre aux ténèbres de la vallée. Regard bref qui suffit pourtant à donner le goût des hauteurs.
Quant à moi je suis né pour habiter les terres basses, dans les quartiers où on laboure, avec les hommes, autour des maisons familiales qui livrent le pain, l'huile et le lait. Je vis pour les horizons clos et l'amitié des bêtes lente, le verger, le souci du soir, et le feu d'hiver. Là on devient modeste et laborieux. Là on peine de longs jours sur une pensée que l'on pèse, au bout de l'année, le poids des quatre saisons qui est bien lourd.
On atteint à la paix du coeur, si elle est de ce monde, que par le travail inlassable, la déception fréquente, et le sentiment d'une juste humilité.
Le 30 Octobre
Le Mas Théotime
Henri BOSCO
Journal - Page 337 - 338
Édition 1946 - Charlot -
Paul GAUGUIN - Jésus au Mont des Oliviers