CHARLES GUERIN ...
J’ai croisé sur la route où je vais dans la vie
J’ai croisé sur la route où je vais dans la vie
La Mort qui cheminait avec la Volupté,
L’une pour arme ayant sa faux inassouvie,
L’autre, sa nudité.Voyageur qui se traîne, ivre de lassitude,
Cherchant en vain des yeux une borne où s’asseoir,
Je me trouvais alors dans une solitude
Aux approches du soir.Tout à coup, comme à l’heure où le vent y circule,
L’herbe haute a frémi sur le bord du fossé,
Et, près de moi, sortant soudain du crépuscule,
Les deux soeurs ont passé.Poursuivant sans répit leur marche vagabonde,
Des régions de l’ombre aux rives du matin
Elles portaient ainsi leurs oeuvres par le monde,
Servantes du Destin.D’un sourire cruel m’ayant cloué sur place,
Je les voyais déjà décroître à l’horizon
Que j’éprouvais encor, plein de flamme et de glace,
Un horrible frisson.La dernière alouette a crié dans les chaumes ;
Et j’ai repris, d’un oeil craintif tâtant la nuit,
Le chemin où, parmi les pas des deux fantômes,
L’Inconnu me conduit.§
Ton image en tous lieux peuple ma solitude
Ton image en tous lieux peuple ma solitude.
Quand c'est l'hiver, la ville et les labeurs d'esprit,
Elle s'accoude au bout de ma table d'étude,
Muette, et me sourit.
A la campagne, au temps où le blé mûr ondule,
Amis du soir qui tombe et des vastes couchants,
Elle et moi nous rentrons ensemble au crépuscule
Par les chemins des champs.
Elle écoute avec moi sous les pins maritimes
La vague qui s'écroule en traînant des graviers.
Parfois, sur la montagne, ivre du vent des cimes,
Elle dort à mes pieds.
Elle retient sa part des tourments et des joies
Dont mon âme inégale est pleine chaque jour ;
Où que j'aille, elle porte au-devant de mes voies
La lampe de l'amour.
Enfin, comme elle est femme et sait que le poète
Ne voudrait pas sans elle oublier de souffrir,
Lorsqu'elle me voit triste elle étend sur ma tête
Ses mains pour me guérir.
Charles GUÉRIN
- 1873-1907 -