PLUTARQUE - DIALOGUES SUR L'AMOUR ...
" ... Et en outre ce qu'ils appellent les causes et les origines de l'Amour n'est propre à aucun des deux sexes, mais est commun à l'un et à l'autre. De fait, ce sont bien des images, n'est-ce pas, qui s'infiltrent chez les amoureux et se diffusent en eux au point d'ébranler et de stimuler la masse corporelle en s'y glissant au milieu des autres formes pour produire de la semence ? Ces images, est-il possible qu'elles puissent naître à la vue des jeunes garçons sans naître aussi à la vue des femmes ? Et ces belles et saintes réminiscences qui nous rappellent vers cette beauté de là-bas, divine, authentique, olympienne, et qui donnent des ailes à notre âme, si elles sont suscitées par de jeunes garçons et par de jeunes gens, qu'est-ce qui empêche qu'elles ne naissent de jeunes filles et de femmes, chaque fois qu'une personnalité chaste et honnête transparaît à travers la fraîcheur et la grâce d'un corps, tout comme une chaussure bien adaptée montre le dessin d'un pied bien formé, comme disait Ariston, lorsque sous de belles apparences, et dans les corps purs, les personnes capables de sentir de telles qualités discernent des traces nettes et indélébiles d'une âme rayonnante ? Un homme épris du plaisir, à qui on avait demandé s'il avait davantage d'inclination pour les femmes ou pour les hommes " et qui avait répondu
" Là où la beauté s'attache, je suis ambidextre ",
Donna, semble-t-il, une réponse correspondant à son goût. Soit ! Mais se peut-il alors en même temps qu'un homme noble et épris de beauté éprouve des désirs amoureux non pas en fonction de la beauté et des qualités naturelles, mais en fonction des différences entre les sexes ? Un homme qui aime les chevaux n'apprécie pas moins les qualités naturelles d'Aitha, jument d'Agamemnon " que celles de Podarge ; un chasseur n'apprécie pas seulement les chien mâles, il élève aussi des chiennes de Crète et de Laconie. Et l'homme qui aime la beauté et qui a le sens de l'humain, n'a-t-il pas des dispositions égales et semblables envers l'un et l'autre sexe ? S'imagine-t-il qu'il y a des différences entre l'amour qu'on a pour les hommes, comme il en existe pour leurs vêtements ? Or, si l'on dit que la beauté est " la fleur de la vertu ", il est absurde d'affirmer que la femme ne produit pas cette fleur et qu'elle ne manifeste pas une noble disposition à la vertu. Et les vers d'Eschyle qui suivent sont justes :
" Il n'y a aucun risque que m'échappe l’œil embrasé d'une jeune femme qui a goûté à un homme. "
Mais alors, si les signes d'un caractère hardi, impudique et corrompu viennent marquer le visage des femmes, nul éclat, signe d'un caractère honnête et tempérant, n'accompagne leur beauté ? Et si bien des signes éclatants viennent augmenter cette beauté, ne peuvent-ils provoquer ni attirer l'amour ?
Il y a dans ces deux hypothèses ni raison ni vérité. Comme on l'a montré, tout est commun entre les deux sexes. Faisons donc comme si la lutte engagée les intéressait tous deux, Daphnée, et livrons bataille aux arguments que vient tout juste de développer Zeuxippe, lorsqu'il assimile l'amour à un désir instable qui entraîne l'âme vers le dérèglement. Ce n'est pas qu'il soit en lui-même convaincu, mais il a souvent entendu des hommes grincheux et rebelles à l'amour soutenir cette thèse. Certains d'entre eux, attirés par les maigres dots, gardent sous leur coupe de malheureuses femmes qu'ils jettent, en même temps que leur argent, dans la gestion du domaine et dans des comptes sordides, compagnons de jougs se querellant chaque jour. Les autres, plus désireux d'avoir des enfants que d'avoir une épouse, répandent leur semence comme le font les cigales sur un oignon ou sur toute autre plante du même genre. Après avoir ainsi fécondé à la hâte le premier corps venu et en avoir recueilli le fruit, ils envoient dès lors promener le mariage, ou s'il perdure, ils ne s'en préoccupent pas et ne jugent pas bon d'aimer ni d'être aimés...
PLUTARQUE
Dialogues sur l'Amour
Pages 128 à 130
Edition / GF Flammarion
Traduction Sophie Gotteland et Estelle Oudot
Roméo et Juliette