NAISSANCE DE LA TRAGEDIE !...
Ombre, sang et lumière : la scène est à Argos, dans le palais des Atrides
Agamemnon, les Choéphores, les Euménides ! Le drame Eschylien, prémices d'une Justice où entrent en conflit les balbutiements d'un " Droit " dicté par les dieux, ces parangons de vertus, les frontières possibles entre le Bien, le Mal ! Eschyle, ces 25 siècles qui nous séparent, aux prises avec l'Univers des dieux, des déesses, des terribles Erinyes; luttes d'influences, la tempérance sage d'Athéna, la protection d'Apolon, sous le regard et l'arbitrage implacable de Zeus ; L'homme serait-il ainsi fait qu'il doive concéder à l'histoire, au temps, à la Culture, les repères et les marches d'une évolution qui le mèneraient toujours plus haut, sur la voie de l'au-delà de la Sagesse, du respect de la vie, tout simplement ! Contours hésitants d'une institution qui vaudra à l'homme d'être le fondé de pouvoir après Dieu, pour le meilleur, hélas et souvent contre lui !...
Comme s'il eût été incapable, immature et imparfait, de se hisser à l'orée de l'Amour. Mais aussi, le drame Eschylien qui nous rappelle cette dualité qui en l'homme fonde un Libre-Arbitre répondant aux injonctions de ces dimensions d'ordre ontologique qui le dépassent, ancrées au plus profond de lui-même, lorsque tout acte et fait issus de la conscience butent contre les forces obscures qui l'aveuglent, derrière lesquelles ils se réfugie ou campe pour ne plus jamais déroger à ce que l'on pourrait nommer un déterminisme de nature, spécifique à l'être doué de pensée réflexive et de jugement, en définitive plus bestial que la bête dès lors qu'il s'invite sur le parvis de la violence, de la mort, de la barbarie justifiée, de toutes les préméditations provoquantes.
Quel dilemme, le drame dans toute son envergure, pathétique et révoltant, impensable crime, jusqu'au bout de son sang ! autant de clairvoyance et de réalisme qui eussent interpellé la conscience de l'homme sain, de bonté et de bien, de la part de ce dramaturge antique dont la scénographie serait des plus actuelles de nos jours ! Une lecture difficile, des notes par milliers, des renvois et surtout des options de traduction qui perdent le profane ; qu'importe ! ces lignes, ces vers, ce drame portent très loin et en profondeur les inclinations de l'homme à la Catharsis, dans le sens propre et aristotélicien du terme. Non une fonction d'exutoire, mais ce besoin impérieux d'assister en direct à la tragédie. Et ainsi, de se voir agir et réagir, à travers le prisme d'un contexte parvenu à l'acmée de l'actuel, du présent. Assister en direct à ces affres de l'existence, pour mieux apprécier et cerner les limites du tolérable, la frontière du mal, de l'inhumain qui auront grevé le sens, l'essence même de l'existence de l'homme. Tel un déclencheur, un génie de lumière, Eschyle posa les fondements et l'édifice du Droit, de la Justice, sans lesquels la raison échoue, et cela quel que soit l'échéance d'un déclin définitif et inéluctable de la Civilisation.
Voici un Extrait de l'ORESTIE, tiré du Livre 3 / Les Euménides . La vengeance aveugle cèdera le pas à la justice humaine.
Pierre Narcisse Guérin - huile sur toile - 76 x 84 cm - 1822
ATHENA
Si ce n'est pas très grave pour qu'un arbitre mortel
présume d'en juger, je n'ai pas pour autant le droit
de décider d'un meurtre escorté de fureurs si vives,
d'autant plus qu'étant purifié par le dressage rituel,
tu te présentes en suppliant sans dommage pour ma demeure ;
et ma cité n'ayant rien à te reprocher, je te respecte.
Mais leur part dans cette affaire est difficile à repousser,
et si elles sortent sans victoire de ce litige,
leur pensée lancera son trait venimeux sur ma terre,
sa lancinante infection accablera mon sol.
Nous en sommes donc là - que tu restes
ou que je te renvoie, le désastre est pour moi sans recours.
Mais puisque cette affaire est venue se fixer ici,
je désignerai pour ces meurtres des juges respectueux
de leur serment, selon ma loi, instituée à tout jamais.
Pour vous, convoquez vos indices et vos témoignages :
qu'ils jurent d'assister la cause juste,
tandis que je vais choisir les meilleurs de mes citoyens
afin qu'ils rendent leur verdict du fond d'une pensée sincère
et sans violer leur serment au mépris de toute justice.
( Elle sort. Le choeur seul en scène. Deuxième Stasimon, Strophe 1 )
LE CHOEUR
C'est aujourd'hui qu'un nouveau droit
renverse tout, si la justice
et le tort de ce parricide
doivent remporter la victoire :
son acte laisse désormais
le champ libre à tous les mortels,
et les enfants réserveront à leurs parents
plus d'une plaie de vraie souffrance
dans le temps à venir.
( Antistrophe 1 )
Car nous, Ménades surveillant
les mortels, nous ne lâcherons
plus notre rage sur leurs crimes :
tous les meurtres seront permis.
Les hommes se raconteront
les infortunes de leurs proches,
cherchant par où finir ou soulager leurs peines,
sans qu'un remède incertain puisse
apaiser leur détresse.
( Strophe 2 )
Que nul n'appelle à son secours
quand le malheur l'aura frappé,
que nul ne pusse plus ce cri :
" Ô Justice,
ô trône des Erinyes ! "
C'est ainsi peut-être qu'un père
dans la fraîcheur de sa souffrance
ou qu'une mère gémira,
puisque s'abat la demeure de la justice.
( Antistrophe . )
Parfois la crainte est un bienfait,
et pour veiller sur les pensées
il faut qu'elle y siège sans cesse.
il est bon
que la douleur rende sage.
Quel mortel ou quelle cité,
si dans la lumière du monde
son coeur ne tremblait devant rien,
garderait autant de respect pour la justice ?
( Strophe 3 )
Ni anarchie
ni despotisme -
n'approuve ni l'une ni l'autre.
Le dieu en toutes choses a concédé la force
à la mesure, qui toujours veille sur tout.
Ces mots, je les règle sur elle :
oui, l'excès est vraiment le fils
de l'impiété, mais de la pensée saine
naît le bienfait tant souhaité,
la bien-aimée prospérité.
( Antistrophe 3 )
Par-dessus tout,
je te le dis,
chéris l'autel de la justice
sans fouler par amour du gain sa dignité
d'un pied impie. Car ton châtiment surgira
et déjà la sanction t'atend.
Aux parents l'on doit le respect ;
honore-les d'abord, honore aussi
l'étranger séjournant chez toi
au nom de l'hospitalité.
( Strophe 4 )
Qui consent sans contrainte à être juste
connaîtra la prospérité
et jamais ne périra tout entier.
Mais l'audacieux qui, au mépris de la justice,
s'embarque avec son lourd butin confus,
avec le temps se verra forcé d'amener
sa voile, je l'affirme, et subira l'épreuve
Quand sa vergue sera brisée.
( Antistrophe 4 )
Il appelle et nul ne l'entend au sein
de l'invincible tourbillon ;
l'esprit vengeur se rit de l'homme ardent
plongé dans un mal sans recours, lui qui jamais
n'aurait pensé n'en point franchir les vagues -
mais la prospérité de sa longue existence
heurte l'écueil de la justice : il a péri
sans qu'on le pleure, anéanti.
ESCHYLE
L'ORESTIE
Les Euménides 426 - 584
Traduction par Daniel LOAYZA
Édition / GF Flammarion _ Pages 224 à 227