ARAGON - LES POETES !...
LE DISCOURS A LA PREMIÈRE PERSONNE
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Ô tintamarre tintamarre ô tintamarre qui me tue
C'est le sang qui court dans mon crâne et le temps qui bât mon oreille
Tant qu'éclate en moi la ruche écarlate où tournent mes abeilles
Le caillou de douleur en moi la cloche d'ombre jamais tue
Persécuté persécuteur qui sonnes la mort et les noces
Coeur qui me nuis coeur qui me fuis coeur qui me suis coeur qui me bruis
Fossoyeur inlassablement qui creuses le trou dans le fruit
Depuis ton premier battement héautontimorouménos
Tu es le chant au milieu de moi-même et tu es le témoin
De ma charnelle appartenance à l'orchestre ô métronome
Tu imposes la mesure à mon âme du pas de tous les hommes
Tu me fais taire quand une voix prolonge la mienne au loin
Et je ne suis plus qu'entre les lèvres un accompagnement sourd
A la romance générale d'instrument en instrument
Je ne suis plus qu'un moment du thème et l'accomplissement
Passager de ce qui vient après moi l'oiseau d'avant le jour
Et le trille de l'alouette est-il complaisance privée
Sa poésie est que l'entende à l'aube incertaine indécise
Celui qu'il tire du sommeil et sur la chaise la chemise
Blanchit vaguement comme un drame à l'instant du rideau levé
Je suis au mont des Oliviers un apôtre entre les apôtres
Une ombre aux arbres qui ressemble et qu'il tombe sur ses genoux
Je sais souffrir et la souffrance est cela qui dure après nous
Cela seul qui s'apaise et devient musique pour les autres
Les autres ah mon bateau fend
Les sargasses mon bateau de toutes parts entouré d'algues et de vents
La nuit des autres monte en moi comme une mer
Malheur à qui rêve de lui-même à qui ne rêve rien
Que de lui-même
Je n'en ai pas fini vous dis-je
Et l'âge n'y fait rien ni la mémoire ancienne des prodiges
Le ciel en moi des mots sont scintillement vague
Cette multitude étoilée en moi
Je n'en ai pas fini de m'émerveiller des mots De cette nuit
Des mots en moi De cette poussière en moi d'un long dimanche
Cette lumière à l'infini divisée et qui m'expliquera
Les étranges accouplements de leurs kaléidoscopies
La collision des couleurs l'architecture du chant
Cosmos intérieur beau comme les mains jointes
Je n'en ai pas je n'en aurai jamais fini de m'émerveiller
De ces formations de cristaux de ces précipitations de la parole
De ces geysers du sens ces eaux des profondeurs surgies
Au grand jamais fini de cette catastrophe sans fin de la pensée
Je suis le siège d'un séisme je suis à la ligne de fraction
L'affleurement du feu qui forme un alphabet ineffable
A la limite de la mort et de la vie
Je n'en aurai jamais fini de cet enfantement de moi-même
Habité de la multiplicité des mots
Je suis comme une femme en proie aux grandes douleurs
Ce qui va sortir de moi ce cri toujours sur le point
De se faire jour dans ma nuit Ce qui va
S'arracher de moi hors de moi vivre et gémir et croître
Cet enfant ma vie et ma mort qui se fait cri pour moi de ma douleur
Chair de ma blessure Ô sang qui jaillit étranger déjà dans moi-même
Et ce que j'ai dit à jamais de moi partagé
Je n'en aurai jamais fini d'être le sacrificateur de moi-même
L'offrande par mes propres mains égorgée
Au-dessus de moi tous les yeux des étoiles
La nébuleuse énorme au-dessus de moi
De tout ce qui prend et perd sens au cri de ma bouche
Le phare tournant qui déchire ma nuit
Le pouls de lumière des autres
Chaque passage de lumière sur mon bateau
Il faut bien qu'il vienne d'un autre
Et j'imagine dans cette chambre de miroirs vivants l'inconnu
Le gardien là-bas ses mains de blancheur balayant les sargasses
j'imagine le rocher de sa solitude
J'imagine tous les mois pour lui les autres
La barque et la caisse à biscuits
La viande et le poisson séchés
J'imagine le filin qu'escladent les conserves
La gifle à nouveau dans la nuit
La sienne et la mienne
J'imagine le courrier l'enveloppe
Hâtivement déchirée
Les mots toujours les mêmes maladroits machinaux
Quelque part les siens une petite ville ou la campagne
Les enfants vont à l'école et le temps parfois paraît long
La gifle blanche
Et pour moi quelqu'un peut-être aussi
J'illumine de temps en temps les sargasses
Sans le savoir
Sans le savoir je gifle la nuit
§
Louis ARAGON
LES POÈTES