LES VOYAGEURS DE L'IMPERIALE !...
Note à l'Edition de 1942
VINGT ANS APRES
Ce poème qui figure à la fin du Roman : Les Voyageurs de l'Impériale de Louis ARAGON, dont nous posterons bien sûr un Extrait choisi ultérieurement, a été écrit en Octobre 1939, aux armées, plusieurs mois après que l'auteur eut mis la dernière main aux Voyageurs de l'Impériale. Milema_Arte le publie, pour tous les inconditionnels de Louis ARAGON, du Poète, du grand Littérateur.
Le temps a retrouvé son charroi monotone
Et rattelé ses boeufs lents et roux c'est l'automne
Le ciel creuse des trous entre les feuilles d'or
Octobre électroscope a frémi mais s'endort
Jours carolingiens Nous sommes des rois lâches
Nos rêves se sont mis au pas mou de nos vaches
A peine savons-nous qu'on meurt au bout des champs
Et ce que l'aube fait l'ignore le couchant
Nous errons à travers des demeures vides
Sans chaînes sans draps blancs sans plaintes sans idées
Spectres du plein midi revenants du plein jour
Fantômes d'une vie où l'on parlait d'amour
Nous reprenons après vingt ans nos habitudes
Au vestiaire de l'oubli Mille Latudes
Refont les gestes d'autrefois dans leur cachot
Et semble-t-il ça ne leur fait ni froid ni chaud
L'ère des phrases mécaniques recommence
L'homme dépose enfin l'orgueil et la romance
Qui traîne sur sa lèvre est un air idiot
Qu'il a trop entendu grâce à la radio
Vingt ans L'espace à peine d'une enfance et n'est-ce
Pas sa pénitence atroce pour notre aînesse
Que de revoir après vingt ans les tout-petits
D'alors les innoents avec nous repartis
Vingt ans après Titre ironique où notre vie
S'inscrit tout entière et le songe dévie
Sur ces trois mots moqueurs d'Alexandre Dumas
Père avec l'ombre de celles que tu aimas
Il n'en est qu'une la plus belle la plus douce
Elle seule surnage ainsi qu'octobre rousse
Elle seule l'angoisse et l'espoir mon amour
Et j'attends qu'elle écrive et je compte les jours
Tu n'as de l'existence eu que la moitié mûre
O ma femme les ans réfléchis qui nous furent
Parcimonieusement comptés mais heureux
Où les gens qui parlaient de nous disaient Eux deux
Va tu n'as rien perdu de ce mauvais jeune homme
Qui s'efface au lointain comme un signe ou mieux comme
Une lettre tracée au bord de l'Océan
Tu ne l'as pas connu cette ombre ce néant
Un homme change ainsi qu'un ciel font les nuages
Tu passais tendrement ta main sur mon visage
Et sur l'air soucieux que mon front avait pris
T'attardant à l'endroit où mes cheveux sont gris
O mon amour ô mon amour toi seule existes
A cette heure pour moi du crépuscule triste
Où je perds à la fois le fil de mon poème
Et celui de ma vie et la joie et la voix
Parce que j'ai voulu te redire Je t'aime
Et que ce mot fait mal quand il est dit sans toi
§
LOUIS ARAGON
Edition Folio