FONTAINE DE MES JOURS !...
Un extrait lumineux, un Homme qui l'était tout autant ; ouvert, un puits de réflexion, une propension à comprendre, à embrasser, à étreindre tout ce qui de l'Homme nous rapproche de l'homme, avec sincérité, loyauté, respect. Une quête perpétuelle, une voie sûrement plus que spirituelle, la compréhension du monde, et, ces phases d'appréhension des choses réelles délicates, empruntes de déférence, de dignité pour une certaine idée de l'individu social moderne cher à E. Durkhiem. Voilà ce qui sourd, à chaque page, de ce livre, de cet échange entre Max-Pol FOUCHET et son interlocuteur Albert MERMOUD. Lire et traverser de tels développements, c'est aussi vouloir en sortir différent, poser un regard autre sur les Mondes, l'évolution, le sens d'une démarche de progrès. La poésie, le poète, l'Art et ses messages toujours plus près de la société, des valeurs qui les eussent portés encore plus loin vers la Culture. Comme une volonté irrépressible, la foi en l'Ecriture pour principe, la puissance du message commué ; une écriture plus forte que tout sous l'emprise de l'imaginaire, de la création, de l'art, d'une raison hors des systèmes et au service de l'humanité, de l'actualité, du fait à part entière de Civilisation où tous les grands concepts, toutes les dominantes s'interpénètrent, s'enrichissent, renforcent tout ce que l'homme récelerait de génie inventif et pacifique.
MILEMA_ARTE
EXTRAITS
Avec Albert Camus, du temps de notre jeunesse, nous allions souvent, le dimanche matin, aux environs d'Alger. Un bus nous trimbalait sur une hauteur qui s'appelait la Bouzaréah. De là_haut, une petite route redescendait vers la ville, plus précisément vers le quartier de Bab-el-Oued. Les méandres du chemin convenaient bien à nos entretiens. Continûment, nous voyions la mer. Nous arrachions des tiges de cette plante à fleur jaune, l'oxalys, et les sucions, car une saveur acidulée s'en dégageait, et c'est pourquoi les gens l'appelaient d'un terme moins savant : la vinaigrette. En cours de route, nous faisions deux escales. L'une dans un bistrot, dont le patron, devinant que nous avions peu d'argent, nous servait paternellement de grosse rations de soubressade piquante et nous offrait toujours " sa " bouteille. L'autre c'était le cimetière.
Il y avait là de vieilles tombes, de guingois sur le sol. On aurait dit des rafiots donnant de la bande, sur le point de couler. Les noms se lisaient en général difficilement, mais les dates étaient plus apparentes et nous reportaient en arrière, dans le passé, aux lendemains de la conquête de 1830. Nombre de ceux qui reposaient là avaient été des soldats, comme l'indiquait la mention " Mort au combat ", et aussi des colons parmi les premiers venus en Algérie, les défricheurs du début, ceux qui succombèrent aux fièvres. Non loin des dalles frustres, la partie neuve du cimetière étalait ses caveaux prétentieux. Ce lieu, nous l'aimions, au moins pour ce bruit curieux provoqué par la brise dans les cyprès, entre lesquels apparaissait la mer. Imagine les deux jeunes gens, assis sur une tombe, qui ne savaient rien de ce qui les attendait, mais décidés à manier le langage, à écrire des livres plus tard...
C'est là que Camus, un jour, me montra les fourmis. Les unes sortaient d'une fissure entre une tombe et la terre, se précipitaient en colonnes vers une tombe proche, s'y enfonçaient. D'autres accomplissaient le même mouvement, mais en sens opposé, de la seconde sépulture à la première. En divers endroits du cimetière, nous vîmes ce va-et-vient. Impossible de savoir pourquoi. De toute façon, ce qui nous fascinait, c'était la vie qui sortait de la mort, et ces files de fourmis comme les globules noirs d'un sang qui se serait mis à couler de nouveau dans les veines d'un cadavre...
Les cimetières sont des lieux de vie, tu sais ? Ils vivent, terriblement.
Celui de Bouzaréah était un petit cimetière de campagne. Rien de commun avec les nécropoles cimentées, où la mort devient une abstraction qui fait mal. C'est en songeant à celui de la Bouzaéah que j'ai commencé d'écrire une suite de proses pas encore terminée, qui s'intitulera L'Amateur de cimetières, ou peut-être L'Armateur de cimetière, puisque l'un des personnages, " architecte funéraire ", les construit comme on fait des bateaux !
Dans ton questionnaire du début, qui avait plus de tiroirs que La Girafe en feu de Dali, tu citais la triple interrogation de Gauguin : " D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ", que je choisis pour exergue de Terres indiennes, un livre où je tentais d'unir mes photographies et mon texte en un seul chant, comme dans Portugal des voiles.
Tu as raison, les trois phrases m'ont fasciné, d'autant plus qu'elles sont d'un homme dont j'admire l'oeuvre et la vie, cette dernière à l'égal de l'oeuvre, parce qu'il est allé jusqu'au bout de lui-même, jusqu'à la mort solitaire dans une île perdue, avec une plaie syphilitique qui lui dévorait une jambe, les gendarmes aux fesses, et sa femme, la Danoise à l'esprit étroit comme le Skagerrak, qui ne lui écrivait plus, empêchait ses enfants de lui donner de leurs nouvelles, de penser à lui, leur père, parce qu'il avait lâché son premier métier d'agent de change, où il réussissait si bien, pour le diable, la peinture... Les trois questions, il ne les posait pas en l'air, ce n'était pas du flan. Il les a vécues. De tels hommes ont toujours été pour moi ce qu'en terme de marine on appelle des " amers " , des points de repère, et des exemples auprès desquels je mesure mon insuffisance, ou plutôt ma suffisance. Et pourtant j'en ai bavé ! La misère, je sais ce que c'est. Une visiteuse qui vous réveille la nuit parce qu'on a faim. Et qui , le jour, soudain vous déprime, pour la même raison... Par chance, il est possible de creuser son trou dans la misère, comme font les termites dans un meuble. Avec une boîte à cigare vide, trouvée dans la rue, tu fais une planchette, tu la fixes tant bien que mal au mur et tu poses dessus deux verres à dents. Deux ou trois anémones dans le verre.... c'est la fête ! Une fête tellement supérieure à toutes celles que j'ai pu m'offrir aujourd'hui... La fête d'un petit quelque chose dans le rien, c'est beaucoup plus que beaucoup de choses dans le trop de choses, ça crève la peau de la misère, ça te saoûle, ça bouscule le gris... Mais voilà, il faut une grâce. Quand elle disparaît, cette grâce, rien à espérer, elle ne revient pas .
MAX-POL FOUCHET
Fontaines de mes Jours
Ed / Stock
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