LA COLLINE INSPIREE, EXTRAITS, suite
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Ici l'immense horizon imprévu, la griserie de l'air, le désir de retenir tant d'images si pures et si pacifiantes obligent à faire halte. C'est une des plus belles stations de ce pèlerinage. On passerait des heures à entendre le vent sur la friche, les appels lointains d'un laboureur à son attelage, un chant de coq, l'immense silence, puis une reprise du vent éternel. On regarde la plaine, ses mouvements puissants et paisibles, les ombres de velours que mettent les collines sur les plaines labourées, le riche tapis des cultures aux couleurs variées. Aussi loin que se porte le regard, il ne voit que des ondulation: plans successifs qui ferment l'horizon; routes qui courent et se croisent en suivant avec mollesse les vallonnements du terrain; champs incurvés ou bombés comme les raies qu'y dessinent les charrues. Et cette multitude de courbes, les plus aisées et les plus variées, ce motif indéfiniment repris qui meurt et qui renait sans cesse, n'est-ce pas l'un des secrets de l'agrément, de la légèreté et de la paix du paysage? Cette souplesse et le ton salubre d'une atmosphère perpétuellement agitée, analogue à celle que l'on peut respirer dans la haute mâture d'un navire, donne une divine excitation à notre esprit, qui nous dégagent, nous épurent, nous disposent aux navigations de l'âme.
Mais sur ce haut Signal, même au cœur de l'été, la brise nous pénètre et nous glace. On se remet en route sur l'étroite et longue crête qui mène à Vaudémont. Un berger nous salue, seul au milieu de ce désert, où rien, pas même un arbre, ne lui tient compagnie. Comme le soir qui vient donne aux choses un caractère d'immensité! La rêverie s'égare, dans ce paysage infini, sur les formes aplanies, sur la douceur et l'usure de cette vieille contrée. Et soudain, à nos pieds, à l'extrémité du promontoire,, surgit un noble château ruiné, au milieu de toits rouges. Là-bas, ne vais-je pas apercevoir un cavalier qui monte vers la forteresse inconnue? Des sentiments romanesques, depuis longtemps perdus, se réveillent en nous: l'espoir de quelque inattendu, le souvenir d'images aimées bien effacées. C'est dans notre esprit un besoin indéfinissable de légende et de musique. Mais la nuit vient, et je connais la ruine de nos ducs: je sais que plus morte que la maison du Maître de Ravenswood, elle n'a même pas de Caleb; il est temps de se préoccuper du repas et d'un gîte; il est temps de retrouver notre voiture dans la plaine.
Cependant l'année s'achève. Rien n'égale les grandes journées de septembre, si douces que l'on voudrait y ralentir l'écoulement des heures, et sans fin les respirer et les remercier. Dans ces journées clémentes d'une qualité si fine de lumière et d'air, le passant ne croit pas aux sévérités prochaines de la nature, et déjà toute la montagne se prépare soucieusement à l'hiver. Sous le dernier soleil, les manœuvres scient et préparent les bûches pour le chauffage des oblats. Le grand jardin méthodiquement dépouillé prend sous les derniers soleils son aspect hivernal, et l'œil n'y trouve plus que de hautes tiges de choux qui peuvent
impunément subir les gelées. Autour des deux auberges et dans les chènevières, où courent une multitude de volailles, l'humble vie rustique du plateau termine son cycle. Les petits bois nombreux frissonnent sous le vent qui les dépouillent et répondent aux mouvements d'un grand ciel nuageux. Tout cherche son sommeil. Et devant cette sorte de résignation, de médiocrité pastorale, on s'étonne naïvement que soit ici le lieu d'un grand épanouissement spirituel.
Qu'elle est charmante dans ces quatre saisons la colline bleuâtre! Mais l'on s'ennuierait à la longue de cette solitude. Le cœur s'y gonfle d'air pur, mais reste sans mouvement, inactif, inerte; il voudrait aimer, réprouver, agir. Cette nature toute seule nous communique mille sentiments qui ne savent que faire d'eux-mêmes dans ce désert. Il manque ici une présence, quelque chose qui incorpore les énergies de ce haut lieu. Où sont les fils de la colline?
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La Colline Inspirée
Maurice BARRES
Pages 164 - 165 - 166
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