SUR LA RELIGION ... A. SCHOPENHAUER
PHILALETHE A DEMOPHELE
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Et encore plus souvent de faux serments ont été effectivement prêtés, par lesquels la vérité et le droit, avec la complicité explicite de tous les témoins de l'acte, ont été foulés aux pieds. Le serment est le pont aux ânes métaphysique des juristes : ils devraient y mettre le pied aussi rarement que possible. Mais si c'est inévitable, cela devrait avoir lieu dans la plus grande solennité, jamais sans la présence du clerc, et même à l'église ou ou dans une chapelle rattachée au tribunal. Pour les cas les plus suspects, il convient d'y faire assister la jeunesse des écoles. La forme abstraite, française, du serment ne sert pour cette raison même à rien du tout. : l'abstraction d'un fait positif donné devrait être abandonnée au libre cours des propres pensées de chacun, selon le degré de sa culture. Soit dit en passant, tu as raison d'introduire le serment comme exemple irréfutable de l'efficacité pratique de la religion. Que celle-ci, pourtant, puisse s'étendre à des cas éloignés, je dois, malgré tout ce que tu as dit, en douter. Imagine un peu que toutes les lois criminelles soient abolies soudainement et par proclamation publique ; je crois que ni toi ni moi n'aurions le simple courage, partant d'ici, de nous rendre seuls chez nous, sous la protection des motifs religieux. Si, à l'inverse, de façon analogue, toute religion était proclamée fausse, alors, après comme avant, nous vivrions toutefois sous la protection des lois, sans augmentation notable de nos soucis ni des règles de précaution. Mais je veux te dire plus : les religions ont souvent une influence décidément démoralisante. ( on peut affirmer sur un plan général que ce qui est mis au compte des devoirs envers Dieu est soustrait au devoir envers les hommes, puisqu'il est très agréable de remplacer le manque de bonne conduite envers ceux-ci par les flatteries qu'on adresse à celui-là. Conformément à cette tendance, nous voyons la grande majorité des hommes, à toutes les époques et dans tous les pays, trouver bien plus aisé de mendier le ciel par des prières que de le gagner par des actions. ) Dans chaque religion, on en arrive bientôt à ce que, pour les objets les plus immédiats de la volonté divine, on dépense moins en actions morales qu'en actes de foi, cérémonies du temple et Latreia en tout genre ; certes, surtout lorsqu'elles sont liées aux émoluments des prêtres, les secondes sont peu considérées comme des succédanés des premières ; sacrifices d'animaux dans l'enceinte du temple, lecture de la messe, édification de chapelles ou de croix en bordure de chemin sont bientôt les oeuvres les plus méritoires, si bien que même les crimes sauvages sont expiés par celles-ci, comme aussi par la pénitence, la soumission à l'autorité sacerdotale, les confessions, les pèlerinages, les dons faits aux temples et à leurs prêtres apparaîssent presque finalement comme les simples intermédiaires du commerce avec les dieux vénaux. Et même si cela ne va pas si loin : où est la religion dont les adeptes ne tiennent pas au moins les prières, ( les louanges ), et toutes sortes d'exercices spirituels pour un succédané au moins partiel de la conduite morale ? Vois par exemple en Angleterre, où une tromperie éhontée des curaillons identifie le dimanche chrétien, institué par Constantin le Grand contre le Sabbat Juif, avec ce dernier d'après son nom lui-même ( d'une manière mensongère ), afin de transposer les prescriptions de Jéhovah pour le Sabbat ( c'est à dire le jour où le Tout-Puissant, fatigué d'un travail de six jours, dut se reposer ( c'est pourquoi il est essentiellement le dernier jour de la semaine ) au dimanche des chrétiens, le dies solis, ce premier jour qui ouvre glorieusement la semaine, ce jour de dévotion et de joie. Par suite de ce détournement règne le " Sabbat-breaking " ou " the desecration of the Sabbat " c'est à dire que toute occupation, même la plus insignifiante, utile, ou agréable, tout jeu, toute musique, toute activité de tricot, tout livre profane sont comptés en Angleterre au nombre des péchés graves. L'homme ordinaire ne doit-il pas croire que, s'il observe seulement, comme ses directeurs spirituels le lui prédisent, a strict observance of the holy sabbat, and a regular attendance on divine service, c'est à dire s'il parese seulement le dimanche, imperturbablement et d'une manière radicale, et s'il ne manque pas de sièger deux heures durant à l'église afin d'y entendre la même litanie pour la millième fois et de jacasser de concert a tempo - pour ces raisons il a certes le droit par ailleurs de compter sur l'indulgence l'envers telle ou telle chose qu'il se permet à l'occasion ? ( Ces diables à forme humaine, les détenteurs et trafiquants d'esclaves dans les états libres d'Amérique du Nord ( ils devraient se nommer : Etats esclavagistes ), sont généralement des anglicans orthodoxes et pieux qui tiendaient pour un grave péché de travailler le dimanche, et qui, confiants en cette règle et en leur fréquentation régulière du temple, etc., espèrent leur félicité éternelle. )
L'influence démoralisante des religions est par conséquent moins problématique que son influence moralisatrice. Combien grande et certaine celle-ci devrait être à l'inverse, pour offrir une compensation aux cruautés que les religions, principalement chrétienne et musulmane, ont suscitées, et les calamités qu'elles ont apportées de par le monde ! Songe au fanatisme, aux persécutions sans fin, ( surtout ) aux guerres de Religion, ( cette sanglante folie, dont les Anciens n'avaient pas idée ) ; aux croisades ( ensuite ), qui furent une boucherie deux fois séculaire et totalement injustifiable, avec pour cri de guerre " Dieu le veut ! ", afin de conquérir le tombeau de celui qui a prêché l'amour et la tolérance ; ( songe à la cruelle expulsion et à l'extermination des Maures et des Juifs d'Espagne ) ; songe à la nuit de la Saint-Barthélemy, aux Inquisitions et autres tribunaux d'hérétiques, et tout autant aux conquêtes sanglantes et considérables des musulmans sur trois continents ; mais aussi bien ensuite à celles des chrétiens en Amérique, qui ont exterminé la plus grande partie de ses habitants, et même la totalité à Cuba, et ( d'après Las Cases ) assasiné douze millions d'hommes en quarante ans, tout cela bien entendu, in majorem Dei gloriam, et pour la propagation de l'Evangile, et parce que, en outre, quiquonque n'était pas chrétien n'était pas regardé comme un homme. En fait, de ces choses j'ai déjà touché un mot auparavant : mais si de nos jours sont encore imprimées les Dernières nouvelles du royaume de Dieu, nous ne nous lasserons pas non plus de remettre en mémoires ces nouvelles plus anciennes. N'oublie pas en particulier l'Inde, ce sol sacré, ce berceau de l'espèce humaine, tout au moins de la race à laquelle nous appartenons, où les musulmans d'abord, puis les chrétiens se sont déchaînés avec la plus grande cruauté contre les tenants de la sainte foi originelle de l'humanité, et où la destruction et la défiguration à jamais lamentable, volontaire et cruelle de temples et d'images des dieux les plus immémoriaux nous montrent encore à présent les traces de la rage monothéiste des musulmans, telle qu'elle s'exerça depuis Mahmud de Rhazni, à la mémoire maudite, jusqu'à Aurengzeb le fratricide ; plus tard, les chrétiens portugais se sont efforcés d'imiter ceux-ci fidèlement, tant par des déstructions de temples que par des autodafés de l'Inquisition à Goa. N'oublions pas non plus le peuple élu de Dieu : après qu'il eût volé à ses vieux et plus fidèles amis en Egypte, sur l'ordre exprès et particulier de Jéhovah, les vases d'or et d'argent qui lui avaient été prêtés, il commença alors en Terre promise, Moïse le meurtier en tête, son entreprise de meurtre et de pillage, pour l'arracher à ses propriètaires légitimes en tant que " Terre promise ", avec l'ordre exprès et constament réitéré du même Jéhovah de ne pas montrer la moindre pitié, au milieu de meurtres et de rapines absolument impitoyables contre tous les habitants, y compris les femmes et les enfants ( Joshué, chapitre 10 et 11 ) _ parce qu'ils n'étaient justement pas circoncis et qu'ils ne connaissaient pas Jéhovah, raison suffisante pour justifier toutes les atrocités commises contre eux ; de la même manière auparavant, et pour la même raison, de l'infâme coquinerie du patriarche Jacob et de ses élus contre Hémor, roi de Salem, et son peuple il est fait un récit ( I. Moïse 34 ) : parce que ceux-ci étaient justement des incroyants. C'est le côté le plus fâcheux des religions que les croyants de l'une, contre ceux de toutes les autres, estiment que tout leur est permis et pour cela usent de la scélératesse et de la cruauté les plus extrêmes contre leurs adversaires ( ... )
A. SCHOPENHAUER
Sur la Religion
Paragraphe 174
Pages : 92 à 95
Présentation & Traduction par Etienne OSIER
Collection : GF Flammarion