QUAND LA MER VEILLE ...
Le vent coiffe la mer, étire languissamment, inlassablement de grandes boucles d'embruns à la chevelure épaisse des vagues
La tempête a soufflé toute la nuit en violentes rafales. Les grains et les orages d'hiver se sont abattus au large déchirant la voûte céleste de leurs éclairs fulgurants et tentaculaires. La mer a grossi ; elle continue d'enfler et gronde partout à la côte. Il me semble que le golfe ne parvient plus à la contenir tant les vallons ondés le creusent et l'affouillent.
Je me rends vers Stagnolu, une petite baie lumineuse. Je navigue au-dessus des Îlots de a Tunnara, vers le Grand-Sud d'une île encore et toujours mystérieuse. Là, je découvre l'arène des grands jours, la vraie solitude et pourtant l'été grouille ... Les vagues sont si hautes qu'elles masquent un long moment en se ruant aux rivages de hauts promontoires rocheux ; certaines d'entre elles toisent ces avancées qui culminent à plus de sept ou huit mètres au-dessus des flots, en ces lieux familiers où nous jouions enfants à plonger et à sauter les jours d'été.
Les paquets de mer spumescents et lourds roulent interminables, longuement ; ils brassent les fonds tandis qu'à la surface la mer décline inlassablement ses nuances et ses couleurs féeriques qui accompagnent l'étrave joyeuse des voiliers.
Plus au large, apercevant Roccapina et Fenu, en sortie du Golfe de Vintilegna, la mer prend et conquiert cette solennité sans limite qui fonde la liberté et appelle l'Albatros, oriente le marin au seuil même de l'abnégation et du risque ! La mer tempétueuse brasse lentement les fonds au train pesant de la longue houle qui monte. Une île éclot, majestueux souvenir des vagues oublis du vent ...
La question est claire, posée et sans ambiguïté. Faut-il poursuivre plus à l'Est, vers les falaises blanches, aveuglantes ou se contenter de ce terrain de jeu habituel et non moins exposé ? Là-bas, c'est une aire d'aventure encore vierge, l'imprévisible, je dirais même le pari fou, insensé, Pascalien.
On ne saurait imaginer l'énergie colossale du coup de vent, ces lames qui au fil des bourrasques s'élèvent toujours plus haut et plus loin dans le maquis. Le rivage n'est qu'un large ruban d'écume, pris dans un nuage d'embruns et de vagues brisées, large frange avalancheuse couvrant l'ocre des rochers mêlée à la verdure vaincue, disant la force des éléments exaltés lancés à l'assaut de la terre.
Ce tableau est du règne de l'azur, de l'empyrée. L'eau et l'air s'unissent dans un même élan. Colères ou jeux de l'éternel proclamant un pouvoir sans limites devant lequel on se sent si petit, dérisoire enclave ou maillon unique au chaînon de l'hypothèse ? Je sais que j'adopte ce profil bas, et que tout en moi, solitaire, trahit irrémédiablement la crainte, quelques angoisses, un indicible refus. Ici on ne ment pas, on comparaît sur le fil tranchant et fugace du verre et, à travers ces miroirs sans tain, l'écho outre-tombe des déferlantes solitaires et subreptices, les abysses n'exhortent pas à la tricherie...
Cavalcades d'idées, de pensées déraisonnables et sombres qui sur les crêtes écumantes des ondes vont l'amble ; j'ose et me ravise, je prends de la vitesse puis je ralentis, laissant derrière nous le sillage hésitant, l'empreinte virginale d'une l'allégeance sans condition .
Mais la leçon demeure franche, loyale et propre ; elle sera féconde. Les moutons reconduisent, éconduisent aussi le berger égaré. Je n'éprouve aucun dépit, aucune rancune ; la mer m'accompagne, bonne et bienveillante loin de la témérité et de toute vanité. Dans cet univers de vents, froid, de bises émouvantes, loin des hommes légers et pressés, presque importants, point d'hypocrisies, de vilenies, de trahisons, de fausses con-descendances et de félonies.
Le dialogue est bleu, blanc, intense et d'un seul regard, d'un seul tenant. Les paupières plissées, voûtées, accusent la bourrasque et la risée, une existence sans autre partage que la durée, le sursis ; un tout indéfectible qui vous ouvre les portes de l'harmonie et l'essence des seuls mots chargés d'émois, de peur ou de joies !
L'enclume battue de la terre raisonne, la rive tonnante m'exhorte au large, le goéland joue dans l'arc-en-ciel avec l'indigo, ils veillent sur le pélerin !
Alors, sur ma petite planche, agrippé à cette aile unique, attelé à tout un petit corps incertain, je doute et ne suis plus pour seulement renaître, léger, un instant, rare ! Je redoute le cap des tempêtes et ces terribles déferlantes. Irais-je gagner cette antre élyséen au prix unique et sans retour de la vie, de la mort, du souvenir ?
Quelques vagues défiées justifieraient-elles les périls de ce rail infernal, au vent des brisants, dans la tourmente et ces redoutables colosses de verre ?
Qu'advientrait-il si d'aventure une vague solitaire venait à m'engloutir, brisant le frêle gréement qui me tracte et me contraignant ainsi à la seule issue de la côte, au verdict sans appel des pentes rocheuses aussi lisses fussent-elles, à la dérive de ces îlots perdus qui ont creusé dans l'eau ténébreuse le sépulcre des bateaux et des marins rendus à l'éternité ?
Je n'ai maintenant plus que quelques mots de chemin, ces pensées courtes et sans appel revêtues de l'aura du ciel et de la mer. Il n'y a plus un oiseau ni âme qui vive mais l'univers est un hymne à la vie. Je sais la tempête prodigue et miséricordieuse. Elle m'envoie quelques signes, de bons augures, ces hérauts qui m'étreignent et qui exhortent au dictamen d'une conscience ébranlée que je me devais d'exaucer à tout prix, que je m'étais infligé pour conjurer l'opprobre et la souillure des niais !
J'entends monter du fond des anses et de la baie le mugissement, la chute de la mer totale, la scansion primaire et unitive de l'étant ! Et pourtant, je ne vois là que les frissons de sa peau fine parcourue des caresses du vent, la jeune écorce de la terre soyeuse et diaphane.
Tout un monde règne paisible à quelques brassées sous la surface, trouvant dans l'écho bercé de la longue houle la quiétude d'un temps sans fond ni fortune, à toujours providentiel, le chant bouleversant et ancestral des baleines, l'enfance d'un monde perpétuel .
2 ème Écriture le 2 Juillet 2011