AURELIEN - LOUIS ARAGON - EXTRAIT ...
Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme
S'y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.
"Les mains d'Elsa" - Extrait du "Fou d'Elsa
Difficile, à travers les 650 Pages de ce Roman magnifique de Louis Aragon de choisir un Extrait ... On voudrait tant que tout le livre y fût, là, accessible en un seul regard. Un grand moment de Lecture et d'évasions : la vie, les souvenirs de guerre, Paris, le temps et les illusions perdues, les affaires, la dérision, un Amour impossible, le tout emmené dans une verve incomparable, actuelle, palpitante, au seuil de la poésie, du plain-chant de Ferrat... Une oeuvre, pleine et entière, comme Louis Aragon !
Milema_Arte
( ... ) Il avait accepté d'emblée sa défaite et c'était bien là ce dont il ne revenait pas lui-même. Il savait de certitude Bérénice à jamais perdue. Il en est d'une femme comme d'une patrie, la perdre est stupeur. L'homme qui a mesuré ces bas-fonds du sort peut mourir, mais, qu'il survive, il n'est plus le même. On verra les uns en proie à d'étranges errements, les autres abattus par l'orage comme un grain qui ne se relève pas. Les uns et les autres attendent un improbable soleil. D'où fût venue à Aurélien cette chaleur nécessaire, ce rayonnement ? Il ne croyait pas en Dieu, il était retranché des hommes. Il ne se soutenait que sur ce fragile radeau, un appartement, de petites rentes, l'oisiveté. S'il avait fallu se battre contre la vie, peut-être aurait-il retrouvé le chemin de Bérénice ou, à défaut, l'oubli de Bérénice. Mais, dans cette existence sans obstacle, il demeurait aux prises avec une ombre et rien qu'une ombre. Un tableau, un masque de plâtre étaient les miroirs permanents de cette fumée. Ce n'est pas pour rien que le Dieu des Juifs interdisait les images taillées. Il y a dans la reproduction des traits d'un être de chair une opération de la magie. Du moins à qui n'en tient pas le fil conducteur. Aurélien était la victime d'un double envoûtement.
Une partie perdue ... Le vaincu au soir de sa défaite se demande à quoi bon désormais tout effort. Pour quoi, pour qui travaillerait-il, quel sens aurait ce sacrifice de sa force, il craint de n'être qu'un jouet aux mains du vainqueur, de se voir dérober son énergie comme sa terre, il se sent ravalé au rang des bêtes de somme. Mais Aurélien... il n'avait jamais travaillé, rien de plus ne lui était demandé pour solde de l'échec, après comme avant il n'avait que son désert. Chercherait-il la fatigue inutile, la sueur des jeux, le bon sommeil que donnent les sports ? Il s'enfonçait dans la conscience d'une lâcheté. Le vide de sa vie lui apparaissait à chaque minute monstrueux. Quoi, fallait-il qu'il se distinguât des autres homme par une chance aussi misérable, aussi médiocre, et l'accepter ? Il retrouvait Bérénice évanouie, la plaie secrète qu'elle avait masquée. L'amour avait couvert pour quelques semaines, quelques semaines seulement, cette honte qui montait en lui. Il avait voulu voir en elle un état de grâce, de disponibilité pour l'amor qui devait venir, qui était venu. Mais aujourd'hui, dans son désolement, il s'accusait comme d'une profanation de l'avoir fait servir à une si piètre excuse de l'inexcusable. N'était-ce pas son indignité devant la vie qui l'avait fait indigne de l'amour ? Peu importait que Bérénice eût pris ou non conscience de cette indignité. Ce n'était pas pour Simone qu'elle était partie, qu'elle avait désespéré de lui. Au-delà des faits insignifiants, des mots prononcés, il y avait un jugement plus grave. Aurélien avait passé devant un tribunal invisible. Il avait été condamné, il était vincu. Comment ne pas comprendre que même si, par impossible, il pouvait rattraper Bérénice, l'apaiser, reprendre, rétablir leur amour, ce ne serait plus jamais maintenant qu'un replâtrage ? Bérénice lui avait dit qu'elle ne pouvait souffrir un objet cassé, ou fêlé, ébréché, qu'il était pour elle intolérable comme un reproche sans fin. Ah, rafistole-t-on l'amour ? Leur amour, ils l'avaient tous les deux placé trop haut, ils avaient tous les deux eu trop fort l'orgueil de cet amour, pour accepter qu'il se survécût de concessions, d'oublis au rabais. C'est comme un dessin d'une venue, le trait en est plus pur, puis, soudain s'il s'embave, si la main tremble, il n'y a qu'à le déchirer ; corrigé, il ne serait plus le même, il ne serait plus rien. Pensant cela, Aurélien entendait bien au fond de lui une voix confuse qui disait qu'on ouvrait cependant s'accommoder encore de ces vivants débris ; lui, peut-être... mais elle, mais Bérénice. Il avait assez lu dans ses yeux ce vertige en elle de l'absolu. Jamais, à supposer qu'il en eût encore, lui, cette faiblesse, cette humanité envers eux, Bérénicen'accepterait devoir à une baisse d'exigence leur honteux bonheur ; il y avait en elle aucun esprit de concession. Par moments, Aurélien se révoltait, il voulait être heureux, il voulait Bérénice, il n'admettait pas qu'elle lui fût refusée, s'il s'oubliait vaincu pour échafauder des plans insensés, des entreprises d'audace. Puis le sentiment de s défaite l'emportait. Il lui semblait alors que toute raison était de s'en persuader, de s'en pénétrer, et de tâcher de s'acclimater à cette défaite, de s'y conformer. Réduire sa vie et ses pensées au cadre de cette réalité. Ne plus l'oublier un instant. Mesurer ses ambitions, son activité, à son humiliation. Refaire sa vie en fonction de cette humiliation même. Qui sait ? A connaître ses limites peut-être pourrait-il se refaire à ses propres yeux une dignité, et se rebâtir une existence tolérable. Chasser d'abord l'image de Bérénice...
C'était plus facile à dire qu'à faire : le masque et le tableau deux jours dépendus reprirent au mur leur place. Il était comme un peuple qui a voulu bannir ses héros ; ils renaissent à tout bout de champ, et de statues se font spectres
( ... )
AURELIEN
Louis ARAGON
Pages 541 à 543
Édition : France Loisirs / Gallimard
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