LE JOUEUR - F . DOSTOÏEVSKI - EXTRAIT
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Je suis ici depuis peu de temps, mais ce que j'ai remarqué, ce que j'ai compris, cela fait bouillir mon sang tatare. Vraiment,je n'en veux pas de ces vertus ! Hier, j'ai déjà eu le temps de faire un tour d'une dizaine de verstes dans les environs. Eh bien, c'est la même chose que dans les petits livres de morale illustrés ; partout, dans chaque maison, il y a un vater horriblement vertueux et incroyablement honnête. Tellement honnête qu'on a même peur de l'approcher. Je ne les supporte pas, les honnêtes gens qu'on a même peur d'approcher. Chacun de ces vater a sa petite famille, ils lisent tous les soirs, à haute voix, des livres de morale. Et puis les trembles, les châtaigniers qui bruissent autour de la maison. Et le soleil couchant, et la cigogne sur le toit et tout est incroyablement touchant et poétique...
Non, ne vous fâchez pas, général, laissez-moi raconter ça d'une façon bien touchante. Je me souviens, moi, mon père, paix à son âme, nous aussi, sous les tilleuls, dans notre petit bout de jardin, il nous lisait des livres de ce genre, à ma mère et à moi... Je ne sais de quoi je parle. Et donc, n'importe quelle famille ici ne vit que dans l'esclavage du vater, aux ordres. Ils travaillent tous comme des boeufs, ils épargnent comme des juifs. Supposons que le père a épargné un certain nombre de gouldens : il compte sur son fils aîné, pour reprendre son atelier, ou bien sa terre ; à cause de ça, la fille est privée de dot, elle ne se marie pas. A cause de ça, on vend le benjamin en esclavage, ou à l'armée, et l'argent vient grossir le capital de la maison. Oui, c'est comme ça, ça se fait par honnêteté qu'il est vendu - et c'est bien l'idéal, quand la victime elle-même se réjouit d'être menée au sacrifice. Quoi d'autre ? Ce qu'il y a d'autre, c'est que l'aîné n'est pas soulagé pour autant : il a, disons, une petite Amalchen pour laquelle il sent une grande inclination - mais pas moyen de se marier, trop peu de gouldens dans la cagnotte. Et eux aussi, moralement et sincèrement, le sourire aux lèvres, ils vont au sacrifice. Cette fois, Amalchen a les joues creuses, elle se dessèche. A la fin, au bout de vingt ans, l'aisance est presque au rendez-vous ; les gouldens amassés, l'honnêteté, la vertu. Le vater bénit son aîné de quarante ans et Amalchen, qui en a bien trente cinq, plus une poitrine sèche et un nez rouge... En plus, il pleure, il leur fait la morale, et il part ad patres. L'aîné devient lui-même un vater vertueux, et ça repart pour un tour. Et puis, dans cinquante ou dans soixante dix ans, le petit fils du premier vater finit vraiment par amasser un capital sérieux et le transmet à son fils, et celui-là au sien, et, cinq ou six générations plus tard, cela vous donne un baron Rothschild en personne ou bien Hoppe et Cie, ou je ne sais quoi de ce genre-là. Et vous avez, n'est-ce pas, un spectacle grandiose : cent ans ou deux cents ans de travail quotidien, la patience, la raison, l'honnêteté, le caractère, la fermeté, le calcul, la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus, il n'y a rien de mieux que ça, et donc, quand ils arrivent, ils se mettent à juger le monde, et, les coupables, c'est-à-dire tous ceux qui ne leur ressemblent pas, ils les liquident. Eh bien, voilà le hic : moi, je préfère me vautrer comme un Russe, ou m'enrichir à la roulette. Je ne veux pas, moi, devenir un Hoppe et Cie dans cinq générations. Moi, l'argent, je le veux pour moi-même, et je ne me considère pas comme une part indispensable et indivisible du capital. Je sais que j'ai dit beaucoup de bêtises, mais, ce que j'ai dit, je l'ai dit. C'est ce que je pense.
_ Je ne sais s'il y a beaucoup de vérité dans ce que vous venez de dire, remarqua pensivement le général, mais ce dont je suis sûr, c'est que vous commencez à faire le coq d'une façon insupportable dès qu'on vous laisse vous oublier une seconde ...
F. DOSTOÏEVSKI
LE JOUEUR
Roman traduit du Russe par
André Markowicz
Édition : Babel - Pages : 37 à 39
Ava Gardner & Gregory Peck - Adaptation du Joueur -