LA LIBERTE OU LA MORT / Nikos KAZANTZAKI...
" ... _ Poser des questions, Capétan Sifakas, ça se fait avec des mots, bien sûr. Et ne te fâche pas. Questionne ! Questionne puisque ça te plaît. Les questions ça se fait avec des mots, mais pas les réponses. Et toi c'est une réponse que tu veux.
_ Oui, une réponse, dit le vieux en hochant la tête, une réponse !
L'instituteur posa la lyra sur ses genoux.
_ Tu veux une réponse, vieux Sifakas, eh bien tu l'auras. Je vais te répondre avec la Lyra. C'est ma vraie bouche, elle. Si tu comprends ce quelle dit, tant mieux ; si tu ne comprends pas, que veux-tu que j'y fasse, vieux Sifakas ? Tu es né aveugle, et aveugle tu mourras !
_ Joue de la Lyra, maître d'école et à la grâce de Dieu ! fit l'aïeul ; et il ferma les yeux.
Le ciel s'obscurcissait. De grosses gouttes de pluie s'étaient mises à tomber. Les feuilles du citronnier vibraient violemment sous leur poids. Quelques-unes s'applatirent, larges et fraîches sur les joues, les paupières fermées et les grosses moustaches de l'aïeul. D'un coup de langue, il lécha celles qui mouillaient ses lèvres. Il avait soif.
L'instituteur se pencha, appuya sa poitrine contre la lyra, se pelotonna autour d'elle jusqu'à faire corps avec l'instrument et donna les premiers coups d'archet.
Tout d'abord, l'archet se mit à sauter et à danser sur les trois cordes, faisant tinter ses grelots, emplissant la cour obscure d'éclats de rire. On se croyait dans une école à l'heure de la récréation, on entendait les enfants courir, jouer et rire ... C'étaient peut-être aussi des oiseaux dans un peuplier touffu, réveillés et grisés par les premiers rayons du soleil, qui gazouillaient en sautillant de branche en branche...
L'archet sautait, riait, dansait et les vieux capétans oubliaient tout, leurs coeurs devenaient légers, pareils à des enfants et les brus s'approchaient doucement ; les commis et les servantes sortaient de la maison, s'asseyaient par terre malgré la pluie, tendaient le cou et écoutaient.
L'aïeul écoutait, lui aussi. Il sentait son épaisse charpente devenir très légère, se soulever lentement, survoler le citronnier et les cyprès, tel un nuage. Il ne se rappelait pas avoir ressenti une telle joie, une telle légèreté en dehors du sommeil et d'un certain jour, peut-être. Ce jour-là, il revenait de la guerre ; il s'était lavé la tête, débarrassé du sang qui le souillait, il avait mis ses vêtements propres et frais et était allé à l'église pour communier... Alors, son corps lui avait paru léger, aérien comme un nuage frais. Au retour, il marchait, mais ses pieds ne touchaient pas la terre.
Peu à peu, la voix de la lyra se transforma. Les grelots de l'archet sonnaient comme les grelots d'un faucon dressé pour la chasse et qui s'élance dans l'espace à la poursuite d'une proie. L'archet courait, bondissant à droite, à gauche, les cordes rendaient des sons déchirants pareils à des voix humaines. Surpris, les vieillards dressaient la tête ; ils se rappelaient leur jeunesse, la guerre, les cris des blessés, les lamentations des femmes, les chevaux sans cavaliers qui hennissaient, sanglants, dressés sur leurs pattes de derrière.
" Rends-moi ma jeunesse ou tais-toi, maître d'école ! " avait envie de crier le capétan Mandakas, mais la lyra avait déjà changé de thème. Elle attaquait un air calme, doux, et sa voix devenait tendre. Les capétans tendaient leurs oreilles velues et écoutaient en souriant... C'était dans l'air moite du soir comme un bourdonnement sourd d'abeilles repues, comme le murmure lointain d'une rivière souterraine, ou comme la plainte amoureuse d'une femme, venant du rivage, de l'autre côté des montagnes. C'était peut-être la mer qui soupirait, les seins appuyés sur le sable ; ou bien une voix encore plus mystérieuse et plus ensorceleuse au-delà de la vie, sur l'Autre Rive, douce, triste, aimante et qui arrache l'âme du corps. C'était peut-être Dieu lui-même, caché dans l'ombre humide de la nuit, appelant, conviant son aimée de toujours, l'âme humaine.
Possédé du diable, replié sur sa lyra, l'instituteur jouait et son archet allait et venait, tel un sabre, blessant la poitrine de l'instituteur d'où jaillissaient les voix humaines les plus passionnées et les plus douloureuses. Il commençait à faire nuit. L'instituteur disparaissait dans l'obscurité, personne ne le voyait plus. Tel un fantôme, la lyra se tenait debout toute seule sous le citronnier et se lamentait, où plutôt elle appelait et suppliait.
Un large et profond sourire entrouvrit les lèvres de l'aïeul. Tout à coup, son corps léger suspendu au-dessus du citronnier, monta très haut, à travers l'espace, encore plus haut, frais comme un brouillard. Il s'élevait doucement, sans heurt, se dissolvait, prêt à tomber en pluie et à s'infiltrer dans la terre pour gonfler et nourrir les graines.
" Voilà la Mort, pensait l'aïeul, voilà le Paradis, j'entre au Paradis, j'y suis déjà, bonjour mon Dieu ! "
Il souleva les paupières, ne vit rien, que la nuit. Et dans cette nuit, une voix l'appelait doucement, tendrement, par son nom : " viens... viens... viens... "
_ Je viens, répondit l'aïeul et il ferma les yeux.
On le laissa toute la nuit dans la cour, sous le citronnier, tel un grand tronc d'arbre que mouillait la pluie.
Kosmas s'agenouilla, ferma les paupières encore chaudes et dociles. Thrassaki, accroupi près du corps, regardait. C'était la première fois qu'il voyait la mort d'aussi près. Il considérait ce grand-père qui l'avait tant aimé et frissonna. Ce n'était pas uniquement de la peur ; l'aïeul semblait avoir acquis en mourant une force nouvelle, sombre et perfide. Immobile, il avait l'air d'être à l'affût du monde vivant pour le saisir et l'emporter avec lui dans la terre... Il était devenu méchant, tout à coup, le cher grand-père, comme les ogres dans les contes et voulait dévorer les hommes. Thrasski désirait partir, il n'osait pas bouger. Alors, il restait là, terrorisé et regardait.
( ... )
Nikos KAZANTZAKI
La Liberté ou la Mort
Édition Presse Pocket - 1741 -
Pages 484 à 487
Combattant Crétois - Musée d'Arcadi -