ST EXUPERY, EXTRAITS DE TERRE DES HOMMES...
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(...) Et même si le voyage est un voyage heureux, le pilote qui navigue quelque part, sur son tronçon de ligne, n'assiste pas à un simple spectacle. Ces couleurs de la terre et du ciel, ces traces de vent sur la mer, ces nuages dorés du crépuscule, il ne les admire point, mais les médite. Semblable au paysan qui fait sa tournée dans son domaine et qui prévoit, à mille signes, la marche du printemps, la menace du gel, l'annonce de la pluie, le pilote de métier, lui aussi, déchiffre des signes de neige, des signes de brume, des signes de nuit bienheureuse. La machine, qui semblait d'abord l'en écarter, le soumet avec plus de rigueur encore aux grands problèmes naturels.
Seul au milieu du vaste tribunal qu'un ciel de tempête lui compose, ce pilote dispute son courrier à trois divinités élémentaires, la montagne, la mer et l'orage (...)
La Ligne
(...) Ainsi va la vie. Nous nous sommes enrichis d'abord, nous avons planté pendant des années, mais viennent les années où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades, un à un, nous retirent leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir.
Telle est la morale que Mermoz et d'autres nous ont enseignée.La grandeur d'un métier est peut-être avant tout, d'unir les hommes: il n'est qu'un luxe véritable, c'est celui des relations humaines.
En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-même notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre.
Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m'ont laissé un goût durable, si je fait le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m'eût procurées. On achète pas l'amitié d'un Mermoz, d'un compagnon que les épreuves vécues ensemble ont lié à nous pour toujours.
Cette nuit de vol et ses cent mille étoiles, cette sérénité, cette souveraineté de quelques heures, l'argent ne les achète pas.
Cet aspect neuf du monde après 'étape difficile, ces arbres, ces fleurs, ces femmes, ces sourires fraîchement colorés par la vie qui vient de nous être rendue à l'aube, ce concert des petites choses qui nous récompensent, l'argent ne les achète pas.
Ni cette nuit vécue en dissidence et dont le souvenir me revient (...)
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Les Camarades
(...) Sais-tu seulement qu'il est des territoires où les hommes, s'ils vous rencontrent, épaulent aussitôt leur carabine? Sais-tu même qu'il est des déserts où l'on dort dans la nuit glacée, sans toit, mademoiselle, sans lit, sans draps...
"Ah ! barbare ", disais-tu.
Je n'entamais pas mieux sa foi que je n'eusse entamé la foi d'une servante d'église. Et je plaignais son humble destinée qui la faisait aveugle et sourde...
Mais cette nuit dans le Sahara, nu entre le sable et les étoiles, je lui rendis justice.
Je ne sais pas ce qui se passe en moi. Cette pesanteur me lie au sol quand tant d'étoiles sont aimantées. Une autre pesanteur me ramène à moi-même. Je sens mon poids qui me tire vers tant de choses! Mes songes sont plus réels que ces dunes, que cette lune, que ces présences. Ah! le merveilleux d'une maison n'est point qu'elle vous abrite ou vous réchauffe, ni qu'on en possède les murs. Mais bien qu'elle ait lentement déposé en nous ces provisions de douceur. Quelle forme, dans le fond du coeur, ce massif obscur dont naissent, comme des eaux de source, les songes...
Mon Sahara, mon Sahara, te voilà tout entier enchanté par une fileuse de laine.
L'Avion et la Planète
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A SUIVRE...