LA TREILLE ET LA GARGOULETTE ...
Le Cap Sounion, dans l'Attique - Grèce -
Cette scène se passe en Grèce, au Cap Sounion ; nous sommes en 1964 ! Un voyage toujours craint en Boeing 707, de retour d'un long séjour au Cambodge ( 3 ans ), une belle escale à Athènes pour visiter durant une semaine le Péloponèse, découvrir un peu le Patrimoine Hellénique. Nous sommes en famille, un ami de mon frère aîné nous accompagne ; un abcés mémorable à la molaire - nous l'appelions le " Pelican " ; les enfants sont parfois très moqueurs, quels fous rires ; entre féeries et insouciances, les charmes de l'exploration du temps, et le voilier de l'enfance pour le remonter près du dieu de la mer ! Voilà qui nous comblait d'aventures.
Deux détails galvaniseront à jamais ce moment : une Treille et une Gargoulette posée sur une table en vieux bois ! Mais il suffit au désert d'une seule goutte d'eau pour voir la vie éclore ...
Un cap abrupt et franc domine encore dans ma souvenance des tombants pierreux inondés de soleil et de chaleur. Des images allant aux prises de ce vaste dévalement de mots et de regards qui me reviennent comme un écho. En s'éloignant des
côtes dentelées la mer, entre les rochers mordorés, la mer Egée blanchit : sages et vénérables étendues de vérité ; on devine presque le dédale des îles secrètes que le Meltem révèle à la faveur de violentes rafales. L'air est devenu cristallin ; il creuse une longue houle et fouille le périple
d'Ulysse. La route qui serpente au fil de lacets pénibles prend fin et le vent, d'un seul coup, esquisse un merveilleux tableau. Le soleil est au zénith.
J'ai sept ans, et des mois... Mes yeux me paraissent si petits ; comment appréhender l'infini tout seul ?... Entre les colonnades et les chapiteaux des temples, les théâtres antiques et tant de ruines hérissées à travers la campagne, les vestiges longent la route, le temps et l'espace s'étirent indéfiniment et se prêtent nonchalemment aux commandes de l'imaginaire fécond de l'enfant.
Une gargote basse et blanche flanquée contre un talus retient l'attention. Un petit chien erre, nous allons jouer ensemble ; le coup d'oeil vers l'azur est subjuguant, presque vertigineux, vaporeux !
Sounion, l'Attique, comme une destination séculaire, antique
qui pose ses marques, un repère essentiel pour les grands navigateurs d'antan. Et le Meltem, insatiable, emporte avec lui ces bribes de légendes glanées à la source des dieux qui, dans un jeune esprit, se confondent et le bousculent.
Accotée à la bâtisse de pierres recouvertes de chaux, sous le vent, une large treille délivre son ombre providentielle, paraît flotter aux bourrasques de vent. Les ceps s'enroulent sur des bois torses et lissés. Le feuillage ombreux de la vieille vigne
s'éploie généreusement. Ornée de pampres et de lourdes grappes de raisin à mûrir, toute la ramée filtre la lumière ; désordre des branches chatoyant, accueillant, créatif ! l'auvent naturel semble diffuser la chaleur tout en la contenant ; il fait presque frais sur la terre battue et humide. Le soleil joue dans le ramage et les feuilles pâlissent à ses rais traversiers. L'air et mille petites ailes bruissent à l'unisson de ce tamis magique. Il fait bon, alentour Juillet darde une vive clarté et assèche les sols ; là, solidement campées, deux grandes tables de bois rustiques et leurs bancs attenants invitent au repos, à déjeuner, à souffler un moment près d'une cruche en terre cuite
qui suinte.
J'ai gravé dans ma mémoire l'instant ineffable d'une tablée, d'un accueil chaleureux, de cette vire donnant sur la multitude des moutons et gravissant l'au-delà. Quelques objets usuels et champêtres, des nasses suspendues aux bois
d'olivier, des lampes tempêtes cabossées dansent et s'animent aux révolins. Je déguste, coupées en larges tranches goûteuses, des tomates et du fromage du pays, leur associant à chaque bouchée un morceau de pain sublime, déchiré à la main, encore meilleur. Nous mangeons dans des plats épais, irréguliers et profonds, en terre... L'huile n'en suggère qu'après ses suavités de limons et de champs de racines noueuses et feuillues. Je ne pense pas avoir depuis savouré un tel instant de quiétude et d'apaisement, de sens assouvis, de plénitude à cueillir, tout simplement, comme ces raisins qui perlent à nos fronts.
Je regarde fasciné une gargoulette ocre en argile cuit. A ses galbes, m'aparaissent les mains habiles et légères du potier ;
j'entends la mélopée du tour à pieds. De la glaise, l'eau comme la sueur exsudent un songe de fraîcheur, de source, un filet d'ambroisie étanchant divinement toutes les soifs qu'il nous soit donné de désirer !
Mon Dieu, comme le temps passe ! je ne parle pas des années, des mois qui s'entassent, de quelques rides en plus ; mais je veux bien évoquer cette disponibilité miraculeuse, la spontanéité ravissante d'où éclosent pêle-mêle et à l'envi, comme un
bouquet, les fables, au-delà de l'âge, le fruit à savourer au coeur du présent et du plus lointain de l'être qui nous habitent depuis toujours.
Notre aubergiste, assis de guingois parmi nous parle, affable, raconte, sert, savoure son vin. J'entends encore mon père - Professeur de Lettres Classiques - ânonner quelques tirades en Grec ancien, parvenant, sous nos yeux médusés et tout
autant étonné, à se faire entendre ; réminiscences d'outre tombe ... L'aventure dépasse nos espérances, est à son comble ; entre le mythe de la caverne, l'empoisonnement de Socrate à la ciguë, Platon, le mot étrange de Philosophie, le mont Olympe,
Zeus ! les Cyclopes, le cataclysme de Santorin, les Atlantes, j'échaffaude des scénarios insensés. Nous allons, avec mes deux frères à la recherche de l'inconnu ; il suffit ... nous voyageons tous les trois, le mot Rencontre prend la voie de la lumière, d'une
main tendue, du jeu muet et d'un sourire au bord d'un chemin, près d'une masure, avec d'autres enfants : révélations loin du
foyer, des certitudes, des habitudes que nourrit sans relâche cette volonté de chercher toujours, de ne jamais dire : je sais ! Mais peut-être que demain, encore, découvrir, reconsidérer hier, l'ailleurs, exister enfin !
Mais encore une fois : " Dis-moi, pourquoi les roses ont des épines ? "
Depuis ce temps là, mon père aima à manger sous la treille et chercha en vain une gargoulette qui lui gardât l'eau aussi fraîche que celle des hauteurs du Cap Sounion ; et je perpétue l'usage, avec les mêmes difficultés !... Tant d'Alchimies aux saveurs de la terre, ces métiers si nobles et tant utiles qui ne sont plus
!
1 ère Ecriture le 09.08.2012
.