ANICET ou le Panorama !... EXTRAIT
La carte du Monde
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Anicet regarda longuement la princesse, puis : " Madame, dit-il, un poème qui ne vous plaît pas entièrement n'est pas digne de voir le jour. Ce sixain ne paraîtra jamais, vous l'avez condamné à mort. " L'émotion, le plaisir et la crainte sont de la même couleur. Marina n'en crut pas ses oreilles. Elle se mit à aimer follement ce qu'elle venait de tuer, cette chenille sacrée, une parole écrite. Quelle importance le sacrifice d'Anicet donnait à Marina ! Elle trouva du génie au jeune homme et tout de suite éprouva la démangeaison de le quitter pour aller chanter ailleurs les mérites d'Anicet. " Il m'adore, " pensait-elle, et elle profita pour s'enfuir de la venue d'Ange Miracle, dandy en qui, à son accent de sincérité, on a reconnu le premier masque, l'homme à la boule de verre.
" Que faites-vous, ami, dit ce dernier, parmi ces mondains bègues et stupides ?
_ Et vous-mêmes ?
_ Je n'y cours plus aucun risque. C'est une vieille histoire un peu longue. J'ai passé par là, voilà tout. Mais vous, prenez garde.
_ Que les autres prennent garde, ce sera plus sûr. Je viens ici pour réussir.
_ Réussir ici ? Mais vos succès n'y dureront pas vingt-quatre heures, après lesquels les gens devront consulter leurs carnets de bal pour se rappeler le nom de ce poète si maigre qui n'est pas si drôle que le prestidigitateur H* ou la belle Mélinda. Dans ce monde, seuls les snobs qui s'habillent tous les matins en gens de goût sont tolérables de temps en temps : encore ne faut-il pas les surprendre au petit lever. Quant aux gens comme il faut, n'en parlons pas : leur psychologie est simple comme bonjour, soumise à ces principes mêmes pour lesquels on a inventé le mot préjugé. On ne les distinguerait pas les uns des autres s'ils n'avaient la précaution d'y aider, comme on fait dans les familles au moyen du nom de baptême, en se pourvoyant chacun d'une seule occupation, d'un seul goût qui ne soit pas celui de tous les autres. Ainsi dans leurs réunions ne montrent-ils chacun que ce trait particulier, toujours le même, et c'est là ce qu'on appelle être bien personnel. Cela fait un sujet de conversation par tête et, pour permettre à tout le monde de briller à son tour, ils ont inventé la politesse. Celui-ci restera toute sa vie l'homme qui n'en revient pas d'avoir été au diable vauvert ; cet autre, en forme de notaire, n'est au fond qu'une fourchette à huîtres ; ce troisième à serré la main à je ne sais plus qui. Le charme de la vie se résume à peu de choses. A côté de la politesse, règlement de police intérieure, les gens du monde ont imaginé une institution de défense contre ceux qui n'en sont pas : c'est le bon ton. Il y a aussi la bienséance et les convenances, qu'on lèse, qu'on blesse, dont on franchi les limites. Enfin comme tous les sentiments tendent à créer des états d'exception, il est défendu d'aimer, de haïr et, pour régler les rapports des hommes et des femmes, on a inventé la galanterie, sorte de repas pour rire ; vous pensez bien qu'une fois dans leurs armoires ces mannequins se déshabillent et font l'amour. Mais ils le font en se dépêchant de peur que cela ne se sache, qu'il y ait scandale. Il y a scandale toutes les fois que les convenances ne sont pas respectées ; ici le ridicule ne tue personne, mais le scandale assomme. Celui qui a causé un scandale est jeté ignominieusement à la porte du monde.
_ Mais , dit Anicet, je ne peux pas me passer du scandale. Du moment que je me manifeste, je crée un scandale ; si j'étends les bras, si j'éternue, si je pense. C'est une erreur de croire que les hommes inventèrent le complet jaquette le jour qu'ils conçurent l'idée de nudité, car cette idée présuppose celle de vêtement, et celle-ci celles de maladie et de froid. Ce n'est que plus tard qu'on expliqua la coutume de se couvrir de peaux de bêtes et de feuilles sèches au moyen de la morale et de la pudeur publiques. Quand l'idée en fut ancrée dans le peuple, l'idée de scandale naquit la première fois qu'un homme ou une femme se montra publiquement, car il ou elle n'en éprouvait pas de honte s'il savait ne pas choquer la vue. Notre nudité mentale révolte aussi les spectateurs et si nous écrivons, nous nous écrivons. La poésie est un scandale comme un autre.
_ Comment vivrait-elle ici ? dit Ange , et tant mieux si elle en meurt . "
(...)
Louis ARAGON
ANICET ou le Panorama
Chap : La carte du Monde
Pages 122 à 125
Édition / Folio
Rien n'aura vraiment changé que les apparences fastueuses de la nudité ! Terrible coût pour le Panorama ... du monde, la mort de la Poésie !