GÜNTER GRASS - LE TAMBOUR - !...
LE TAMBOUR QUELQUES EXTRAITS
« Mon enfance je décrirai pour le plaisir de me la rappeler, tel
un conte devenu réalité, encore incertaine entre les deux. Je le
ferai aussi pour mon orientation, étant donné que je dois vivre,
que je suis déjà en dérive et que dans la vie comme dans le
monde, on ne dispose que d'une étoile fixe, c'est le point
d'origine, seul repère du voyageur. On est parti avec des buts
imprécis, vers une destination aléatoire et changeante que le
voyage lui-même se chargera d'arrêter. Ainsi l'on va, encore
chanceux de savoir d'où l'on vient. »
Jacques Ferron, L'Amélanchier
Le roman, qui se déroule avant,
pendant et après la Seconde Guerre mondiale, aborde des questions telles que
le nazisme, la culpabilité et le silence.
LE TAMBOUR QUELQUES EXTRAITS
" Tel est notre sort sur la Terre :
Tout ce qui vit court à sa fin,
Sachez que le mort de son groin,
Boit avec nous dans notre verre
Et mâche avec nous notre pain. "
( ... )
Là je dis, là je me décidai, là je résolus de n'être en aucun cas
politicien comme Adolf et encore bien moins négociant
en produits exotiques, mais de mettre un point c'est tout, de
rester comme ça - et je restai comme ça, je m'en tins
à cette taille, à cet équipement, de nombreuses années durant.
Petit patapon et grand patapon, petit Belt et grand Belt,
petit et grand ABC, Pépin le Bref et Charlemagne,
David et Goliath, Tom Pouce et Gargantua ; je restai l'enfant
de trois ans, le gnome, le Petit poucet, le nabot
qui ne veut pas grandir ; pourquoi ? Pour échapper à des
distinctions comme le petit et le grand catéchisme ;
pour n'être pas à l'âge dit adulte, un mètre soixante-douze,
livré à un homme qui, debout à se raser devant la glace,
se nommait mon père ; pour n'être pas contraint à reprendre
une boutique qui, selon le vœu de Matzerath, devait
- denrées exotiques - signifier pour un Oscar majeur
l'univers des adultes. Pour ne pas faire sonner un tiroir-caisse,
je me cramponnai au tambour et à partir de mon troisième
anniversaire je ne grandis plus d'un doigt ;
je restai l'enfant de trois ans, mais aussi de trois sagesses,
que surplombaient tous les adultes, qui ne voulait pas mesurer
son ombre à leur ombre, qui était parfaitement achevé
au-dedans comme au-dehors. Alors que ceux-là, les adultes,
ne font jusqu'à la vieillesse que rabâcher l'histoire de leur
développement, je fus l'enfant qui comprit tout seul
ce qu'ils n'apprennent qu'avec tant de peine, souvent
dans la douleur, au fil de leur expérience ; l'enfant qui,
pour démontrer que quelque chose grandissait,
n'avait pas besoin de porter chaque année des chaussures et des
culottes plus grandes.
Cependant - et ici Oscar doit admettre qu'il s'est développé -
quelque chose grandissait, et pas toujours pour mon bien,
acquérait pour finir une grandeur messianique. Mais qui
parmi les adultes pouvait à cette époque comprendre
le mystère d'Oscar, de ses trois ans àperpétuité, de son tambour de fer ?
( ... ) La capacité d'établir au moyen d'un tambour d'enfant
en tôle peinte une nécessaire distance entre moi et les adultes
mûrit peu après ma chute du haut de l'escalier dans la cave,
en même temps que prenait du volume une voix capable
de soutenir une note si haute et si stridente dans mes chants,
mes cris, mes chants criés, que personne n'osait me prendre mon
tambour qui pourtant lui fripait pourtant les oreilles ( ... ).
( ... ) Aujourd'hui j'ai usé sur mon tambour une longue matinée ;
j'ai posé des questions à mon tambour, voulant savoir
si les ampoules électriques de notre chambre à coucher
comptaient quarante ou soixante watts.
Ce n'est pas la première fois que je me pose ainsi qu'à mon
tambour cette question si importante pour moi.
Cela dure souvent des heures avant que je remonte à ces ampoules.
Car il faut chaque fois oublier les mille sources lumineuses que
j'ai suscitées ou éteintes pour remonter jusqu'à ces flambeaux
de notre chambre à coucher du Labesweg.
( ... ) Comme Je reste de la bande éparpillée dans les bancs,
il exprima une réelle émotion quand il me vit assis
à la place de Jésus: j'étais plein de naturel et digne d'adoration.
( ... ) Au début, ( Mister, un garçon de la bande )
y mettait un cynisme de potache; puis il se laissa prendre au jeu,
au texte, à l'acte sacré, et ne nous produisit pas, à moi surtout, une
niaise parodie, mais une messe qui, plus tard, devant le tribunal,
fut toujours qualifiée messe, noire évidemment.
Les trois gars commencèrent par les prières au pied de l'autel.
La bande s'agenouilla parmi les bancs et sur les dalles,
fit le signe de croix, et Mister, qui possédait à peu près son
texte, commença de chanter la messe, soutenu
par la routine des enfants de chœur. Dès l'Introït,
je commençai délicatement à battre de la tôle. Au Kyrie, je forçai
l'accompagnement. Gloria in excelsis Deo - sur ma tôle
je glorifiai Dieu, j'appelai à l'Oraison et, en guise d'Épître du jour,
je donnai un assez long intermède de tambour.
L'Alléluia fut d'une beauté saisissante. Au Credo je pris note
que les gars croyaient en moi.
Je baissai le ton à l'Offertoire, laissai Mister présenter l'offrande,
mêler le vin à l'eau; je partageai l'encensement avec le calice,
regardai comment Mister s'y prenait pour le lavement des mains.
Orate, /ratres ; mon tambour battait dans la rouge
lumière des lampes, puis ce fut la Transsubstantiation:
Ceci est mon corps. Oremus, chanta Mister sous l'empire
d'un céleste avertissement. - Les gars dans les bancs
me servirent deux rédactions différentes du Notre-Père,
mais Mister réussit à réconcilier dans la Communion protestants
et catholiques. Mon tambour introduisit le Confiteor.
De son index, la Vierge montrait Oscar, le petit tambour.
J'accédais à la succession du Christ. La messe allait comme sur
des roulettes. La voix de Mister s'enflait et décroissait.
Qu'il fut donc beau dans la bénédiction: indulgence,
rémission et pardon ! Et quand il confia aux ténèbres de l'église la
formule Ite, missa est, alors réellement eut lieu
une libération spirituelle; l'incarcération par
le bras séculier ne pouvait atteindre une communauté
de Tanneurs confirmée dans sa foi et fortifiée au nom
d'Oscar et de Jésus.
§
Günter GRASS, Le Tambour Traduction / Lean AMSLER - Présentation de Jean-Pierre Lefebvre - PARIS
Éditions du Seuil « Points » - 1997 -